Cet entretien entre dans le cadre des recherches de Caroline Bernard sur les voies alternatives à la psychiatrie. Une recherche qui s’inscrit dans la création du spectacle At The End You Will Love Me, à voir du 12 au 21 mai.
Déclaré schizophrène à 20 ans, Saïd Mezamigni est musicien et médiateur en santé mentale pour les hôpitaux psychiatriques de Marseille. En s’appuyant sur sa culture comorienne, le rap, et la pairaidance, il a pu sortir de l’engrenage psychiatrique.
Depuis plusieurs années, j’accompagne un ami musicien et j’essaie de comprendre les mécanismes de la santé mentale. Je travaille avec lui en tant qu’artiste mais parallèlement, je mène une vaste enquête sur les voix alternatives à la psychiatrie. En 2019, je suis notamment partie sur les traces du jeûne thérapeutique en Russie. Avant la chute du mur de Berlin, le jeûne était utilisé par des patients volontaires, cela leur permettait de sortir de leur état psychotique de façon durable. Le psychiatre Vincent Girard, très impliqué dans le changement de la psychiatrie à Marseille, t’a suivi il y a dix ans. Selon lui, tu es un vrai exemple de rétablissement. Tu es aujourd’hui pairaidant, tu travailles pour les hôpitaux de Marseille, et tu accompagnes les personnes qui souffrent de troubles de la santé mentale. Tu seras avec nous sur la scène du Théâtre Saint-Gervais du 12 au 21 mai 2022, pour le projet At The End You Will Love Me. Peux-tu revenir sur ton parcours et notamment sur sa dimension multi-culturelle ?
Je vais essayer de synthétiser, mais du fait de toutes mes années d’hospitalisation, j’ai conscience d’avoir pas mal de lacunes au niveau cognitif. À l’époque, ma frise chronologique était devenue quasi inexistante, j’avais du mal à situer les années, le « avant-après » des événements. Mais bon, grâce à Dieu, ça s’améliore. C’est intéressant ta recherche sur le jeûne en Russie – alors évidemment dans mon travail, tout ce qui est religieux est un peu tabou, on n’en parle pas – mais j’encourage chaque personne, peu importe sa croyance, peu importe sa foi, à se pencher sur la méditation. La méditation, comme la prière, permet d’avoir un regard sur son propre état au quotidien: pour comprendre si on est fatigué, speed ou énervé. Ce regard intérieur permet de moins subir le regard extérieur des proches ou des médecins. Quand tu me parles du jeûne en Russie, je pense au carême musulman, le ramadan ou encore les jeûnes ponctuels que je fais quand je peux. Cela me booste énormément et je constate un vrai plus pour mon moral. Cet état me met dans un forme de méditation, et comme je suis une personne très éparpillée, cela me recentre et cela m’a aidé à me reconstruire.
J’ai commencé à être pairaidant en 2011, mais un an après, en 2012, j’ai fait un burn-out. Je travaillais trop, je voulais changer le monde. Vincent Girard, mon ancien psychiatre, m’avait conseillé de lever le pied, mais je n’ai pas du tout écouté et j’ai fini hospitalisé, secteur fermé et compagnie, comme à chaque fois, comme ça m’est arrivé pendant neuf ans d’affilée. Mon grand frère m’a alors conseillé d’aller me ressourcer aux Comores, mon pays d’origine. Arrivé sur place, je n’avais pas pratiqué ma langue maternelle depuis des années, cela me demandait un effort énorme, car le français était devenue ma langue principale. Je me suis retrouvé dans un petit village en période de jeûne, et ne comprenant plus le comorien, mon cerveau a profité de ce calme pour se mettre au repos. En rentrant à Marseille, je me suis rendu compte que j’avais notablement gagné en mémoire. Avant d’aller aux Comores, j’avais du mal à me souvenir des noms, des prénoms et des fonctions de tous mes collègues de travail. Je prenais des notes ou je faisais des petits dessins pour ne pas les oublier. J’ai grandi en Occident, à Marseille. Le repos n’est pas une valeur importante en Occident. Quand les gens partent en vacances, ils disent qu’ils n’ont rien fait, ils ne disent pas qu’ils se sont reposés. En revenant des Comores, j’avais gagné en mémoire et la seule explication pour moi, outre les soins traditionnels que j’ai reçu sur place, c’est que ce repos et cette méditation m’ont énormément apportés.
Aux Comores, la culture est différente. Par exemple, là-bas, je n’arrivais pas à leur expliquer le concept de marginalité. Je tentais de leur dire qu’en Occident, j’étais perçu comme un marginal. Là-bas, si une personne se promène en maillot de bains dans la rue, les gens vont simplement se dire qu’elle va à la rivière. Aux Comores, une personne ne peut pas agir bizarrement, c’est simplement toi qui ne comprend pas son projet. Alors qu’en Occident, on sait très bien désigner une personne marginale. C’est un peu la même chose avec la notion de repos en psychiatrie, la culture occidentale fait qu’on pense plus au traitement, qu’au repos.
Ma vie est complexe. Enfant, je n’avais pas de structure familiale simple, j’ai été placé en foyer. J’ai eu des moments très difficiles, et en 1999, à l’âge de vingt-ans, je me suis retrouvé en soins psychiatriques. J’ai mis les pieds dans quelque chose que je ne connaissais absolument pas, et j’ai eu très, très peur. Il y a eu ensuite une accalmie, mais je me suis séparé de ma compagne alors que j’étais en train de construire ma propre cellule familiale autour de notre enfant. Là, j’ai mis le pied dans la psychiatrie dure. À partir de là, j’ai fait des hospitalisations longues de trois mois. Quand on sort de l’hôpital, on est un peu comme un zombie, on commence à aller mieux au bout de trois mois. Et comme on va mieux, on tente d’arrêter le traitement qui nous freine. Mais, l’arrêt de traitement brusque, comme je l’ai appris pendant ma formation de pairaidant, provoque des effets secondaires similaires aux symptômes de la maladie mentale. Ainsi, les effets secondaires se confondent avec les symptômes. La boucle est bouclée, c’est le retour à l’hôpital.
J’ai traversé le même schéma classique pendant neuf ans : hospitalisation, sortie d’hospitalisation, arrêt des traitements, réapparition des symptômes. Dans ces cas-là, les proches, la famille se disent que la maladie reprend le dessus, sauf que ce n’est pas la maladie, mais l’arrêt des traitement qui provoque les mêmes symptômes que la maladie. C’est juste impossible de faire la distinction, et donc cela déclenche l’hospitalisation et ainsi de suite, et ainsi de suite et ainsi de suite. Jusqu’au jour où j’ai eu la chance de voir la lumière.
Comment s’est amorcé ton rétablissement ? Quel a été le déclic ?
Je travaille au Centre de Réhabilitation Psycho sociale (CMP). Une personne en souffrance rentre pour avoir un suivi de soin par une équipe pluridisciplinaire : il y a des psychologues, des infirmiers, des ergothérapeutes, des coachs sportifs et des médiateurs. Il y a un questionnement sur la personne: où en est la personne ? Quelles sont ses attentes ? À partir de là, la personne monte un projet de rétablissement à court terme ou à long terme. Le suivi consiste à répondre à une attente par rapport à une situation donnée. La personne ne réside pas dans le centre médical. Mais, elle peut obtenir un appartement thérapeutique au cas où elle souhaiterait expérimenter le fait d’être plus autonome. Il y a tout un courant en santé mentale qui laisse une place, qui fait une place au « patient ». Personnellement, je n’ai pas eu de place dans mon projet de soin pendant des années.
La psychiatrie en France est la branche pauvre de l’hôpital. Elle est obligée de faire avec ses moyens et c’est très difficile de faire du cas par cas. Pour la plupart des gens que je connais, le parcours est le même. Il y a le déni de la maladie ou de ce qui se passe. Là, je peux en parler tranquillement comme ça, mais le vivre c’est autre chose. Il y a une différence énorme entre le vivre et s’en rendre compte et le comprendre. Les psychiatres ne peuvent pas se permettre de faire du cas par cas. Mais il existe des courants qui laisse une place active et participative au patient, et notamment celui qu’on nomme l’alliance thérapeutique. Selon moi, chaque traitement agit différemment pour les mêmes diagnostics, les mêmes symptômes. Car chaque personne a son propre métabolisme. On dit que le cerveau est un univers, donc chaque cas doit être traité individuellement. Dans l’alliance thérapeutique, le médecin écoute en fonction de sa connaissance des traitements et des structures, mais il n’est pas expert de ce que traverse son patient. C’est le patient qui reste expert de ce qu’il vit. Cela change l’écoute du médecin, plus centré sur le ressenti du patient. C’est une approche magnifique, mais qui malheureusement, n’est pas appliqué partout. Chaque histoire est singulière, il faudrait pouvoir faire du cas par cas, c’est un luxe, le sur-mesure, mais chaque personne est différente, même si le diagnostic et les symptômes sont identiques.
Avant d’entendre parler de l’alliance thérapeutique, j’ai fait des séances de psycho-éducation. Je ne voulais pas y aller, car j’étais saoulé de la psychiatrie. Cette approche explique que notre mode de vie peut impacter notre rétablissement, c’est-à-dire que même avec un bon traitement ou un bon suivi, on ne peut pas se rétablir si on fait n’importe quoi. Ces séances de psycho-éducation m’ont aidé à comprendre que j’avais un rôle à jouer dans ma maladie. On me laissait enfin une place, ce qui au final, semble logique. À partir de là, j’ai eu un réel espoir.
À l’époque où j’étais suivi par Vincent Girard, il y avait un programme pour faire un métier expérimental de médiateurs en psychiatrie (pairaidant). C’est-à-dire faire de la médiation avec les patients, travailler avec les professionnels de la santé mentale, être intégré aux structures d’accompagnement. Je travaillais alors dans un GEM, un groupe d’entraide mutuelle, d’accueil de patients à patients. Le président de ce GEM, Hermann, un des premiers médiateurs en France, m’a conseillé de faire cette formation. Au départ, je ne pensais pas tenir, ni la formation, ni de travailler après, mais maintenant ça va faire dix ans que je suis médiateur et que j’accompagne les patients.
Es-tu d’accord de revenir sur ton mal-être à l’époque ? Quel était le diagnostic ? Comment se manifestaient les symptômes ?
Les symptômes peuvent être liés à la prise de substances, à des périodes difficiles de notre vie, à un burn-out. Notre société est une machine à fabriquer des burn-out. Ce n’est pas assez dit.
Je n’ai pas à faire le grand connaisseur, je ne parle que de ce que je connais. On traite « des symptômes soit hallucinatoires, soit délirants », mais malheureusement ces traitements coupent aussi la création, ou la réflexion. J’ai été dans des états où je ne pouvais plus dessiner, où je ne pouvais plus écrire des textes de rap. Dans ma scolarité, j’étais connu pour faire des croquis tout le temps. Quand on a une intelligence artistique, notre comportement est en harmonie avec cette fibre artistique. Mais ce n’est pas toujours compris par la société. Je fréquente la scène du rap marseillais depuis trente ans, je connais des rappeurs très connus aujourd’hui dont on se moquait à l’époque. Dans notre société, la position de l’artiste est fragile, il n’est reconnu que lorsqu’il est connu. À la moindre déception, cela peut devenir difficile, entre autres, car la voie artistique n’est pas rassurante pour l’entourage.
Peux-tu revenir sur ta première étape psychiatrique ?
D’après les statistiques, le problème peut surgir entre entre 18 et 20 ans pour les hommes, pour moi cela correspond au moment où « on doit se positionner dans la société en tant qu’homme. » Est-ce que tu vas suivre des études de médecine ? Est-ce que tu vas être maçon ? Ce moment de choisir son orientation est très pressurisant. J’ai un fils de 19 ans, il traverse cette période et j’essaye de le soutenir au maximum. Ma première crise est arrivée lorsque je quittais le foyer pour mon premier appartement.
J’ai eu un diagnostic bipolaire, puis un deuxième plus axé sur la schizophrénie schizo affectif. Ensuite, j’ai eu la chance d’aller ailleurs, de sortir de l’Occident. Les Comores pratiquent la médecine traditionnelle, avoir un autre diagnostic, dans un autre hémisphère, dans un autre système, m’a permis d’accepter mon diagnostic occidental. J’ai accepté mes deux diagnostics, pour les uns, je suis bipolaire, pour les autres, je suis chaman. Ça m’a permis de sortir du fameux déni. Aux Comores, ils m’ont dit que j’avais une perception différente de la plupart des gens, et qu’à une époque, on devenait guérisseur grâce à cette forme d’intuition. C’est humain de se sentir différent, c’est un trait commun à toute l’humanité. Quand les médecins ont posé mon premier diagnostic, j’ai posé la question bêtement, enfin bêtement, simplement, le plus simplement du monde : « Quelle est la différence entre ce diagnostic et une personne hypersensible ? » Je n’ai pas eu de réponse et j’en ai conclu que les médecins ne faisaient pas la différence. On est tous différents. Certaines différences se voient parce qu’elles sont physiques, les athlètes qui battent des records, font des performances physiques qui sont très visibles. Mais concernant notre sensibilité intérieure, ces performances sont moins visibles. Nos sensibilités peuvent ne jamais être reconnues comme étant des capacités et la question qui demeure est : est-ce qu’on peut guérir de sa sensibilité ?
On craint souvent la violence des personnes qui souffrent de troubles de santé mentale, que penses-tu de la peur de cette violence ?
La violence existe, mais les médecins, les professionnels de la santé en psychiatrie ont conscience qu’en premier lieu, les personnes sont violentes contre elles-mêmes. Les violences portées sur autrui sont plus rares. Une de nos formatrices venue du Québec, résumait la chose ainsi, « il faudrait s’inquiéter des 99% des crimes et délits commis par des personnes non diagnostiquées, plutôt que de médiatiser les 1% des violences faites par des malades. » La figure des schizophrènes dans les films policiers est fondée sur un fantasme et non sur une réalité médicale.
J’ai été volontaire au Lieu de répit à Marseille, un lieu d’accueil qui évite l’hospitalisation à des personnes en situation de crise. J’intervenais en cas de crise, la violence survenait toujours dans un contexte où la personne ne trouvait pas d’autres moyens pour s’exprimer. Chez tous les humains, il y a une violence, les enfants, les jeunes adultes, peuvent devenir violents dès qu’ils ne trouvent pas leurs mots. Pour certains malades, les traitement ralentissent leur activité cérébrale, certains patients s’épuisent à trouver les mots pour exprimer leur ressenti. Cela peut déclencher ce que j’appelle une violence de surface. Aujourd’hui les personnes bipolaires ou schizophrènes sont stigmatisées. Je me souviens avoir discuté avec des pompiers, ils ne reçoivent aucune formation pour accompagner des personnes en état de crise psychique. Cela veut dire qu’ils peuvent avoir des réactions inappropriées alors que les personnes formées à l’accompagnement laissent tomber tous ces mythes sur la maladie mentale.
En quoi la pratique artistique t’a aidé ? Où en es-tu aujourd’hui avec le rap ?
J’ai toujours eu une pratique du dessin en arborescence, c’est-à-dire à partir d’un dessin, j’en faisais un autre, puis un autre, puis un autre. C’est angoissant quand on voit diminuer son inspiration alors qu’on s’est construit une fibre artistique. J’ai eu le parcours que j’ai eu dans ma scolarité, mais j’ai toujours eu de très bonnes notes et je me suis toujours senti très bien en arts. J’ai même failli à un moment, mais bon je n’avais pas les moyens, intégrer les Beaux-Arts que j’aimais beaucoup.
Quand on vous pose le diagnostic, on se dit que c’est foutu. Dans les structures médicales, le constat sur notre avenir peut être accablant. À la première hospitalisation, on se dit « c’est fini », on va rester dans cet état. On ne croit plus à la possibilité d’une amélioration. Moi, ma quête permanente est celle d’améliorer ma vie. Je suis une personne croyante, et mon espoir était nourri grâce à mes croyances. L’espoir m’a aidé. Les gens qui vont à Lourdes pour un miracle, c’est l’espoir qui les anime et l’espoir, c’est essentiel.
Et, j’ai toujours fait de la musique, j’ai toujours été très actif sur la scène marseillaise, j’ai fréquenté les plus grands noms du rap. À Marseille, on est une grande équipe de musiciens, on a produit plusieurs albums notamment avec mon acolyte Maroco, on signe sous Maroco & Comodo. L’être humain, comme tout ce qui existe sur Terre, est amené à évoluer avec le temps, soit en bien, soit en mal. J’ai toujours écrit, même quand c’était difficile de le faire, je me suis vu écrire « des textes binaires » mais je gardais cet espoir, je me répétais sans cesse, « non, c’est pas fini, il n’y a rien qui est figé sur terre, rien. »
Saïd Mezamigni sera sur scène pour le spectacle At The End You Will Love Me, du 12 au 21 mai 2022. Le spectacle sera également diffusé sur la RTS à l’automne prochain.
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