Une conversation avec Igor Cardellini, Tomas Gonzalez and Virginie Jemmely par le Magazine PROVENCE
Virginie Jemmely: En assistant aux répétitions j’ai été frappée par nos références communes qui construisent une identité comme une notion du multiple comme assemblage, un patchwork d’influences à l’image de du Monstre de Frankenstein (1818) chez Marry Shelley, ou la multitude dans le Staying with the Trouble (2016) de Donna Haraway. Comment est-ce que FRKS explore cette idée d’identité multiple ?
FRKS: C’est vrai que les écrits que tu nommes, notamment Donna Haraway et sa notion de holobionte, nous ont particulièrement inspirés. Aussi la façon dont Jack Halberstam utilise le monstre de Frankenstein et les coutures de son corps pour mettre en question son unicité et la façon dont la société produit son propre tout.
VJ: Différents fragments qui, entrelacés , forment finalement une unité ?
FRKS: Tout à fait. Donna Haraway insiste sur le fait que nous sommes constitués de tout un ensemble d’êtres différents et que nous ne sommes pas un seul et même individu. Dans la pièce, on matérialise cela d’abord par la dissociation entre la voix over et ce qui se passe sur le plateau. On ne peut pas associer cette voix à l’une ou l’autre des silhouettes. Ces silhouettes passent par des états transitoires, sont des êtres composites et leurs costumes, par exemple, semblent les assigner à une identité puis à une autre. Certains de ces costumes viennent brouiller la frontière entre l’objet et le vivant, entre l’inanimé et l’animé. La dissociation est à la base de la structure de la performance. C’est-à-dire qu’il y a cette voix désincarnée qui partage un peu de sa vie intime et qu’on associe avec des images très physiques.
VJ: Ces entrelacements se déroulent certaines fois de façon harmonieuse, et d’autres fois il y a un grincement, ce qui crée une friction.
FRKS: Ce montage vise à juxtaposer ces deux dimensions plutôt qu’à créer un rapport d’illustration entre elles. De la même façon, la voix narrative désincarnée crée un trouble sur l’identité du narrateur.
VJ: Un trouble fluide
FRKS: Oui, Il n’y a pas d’essence figée mais un espace mouvant qui convoque des sortes d’agglomérats de signes.
VJ: Ca me fait penser à la mode, où on travaille avec le moodboard, nourri de références parfois très disparates. On sent dans la collection – où elles forment un tout – leur entrelacement mais aussi, parfois, un tiraillement, ce qui m’intéresse.
FRKS: On travaille aussi avec un moodboard, ou plutôt un outil entre le moodboard et le storyboard. C’est très utile puisqu’on travaille avec des personnes qui manient différents médias. Ca nous aide à communiquer, parce que le théâtre et la performance, c’est toujours un des processus très collectif. Ca crée des sortes de blocs par scènes où il y a des éléments hétérogènes : des bouts d’histoire qu’on a écrits, des croquis, des références visuelles. Ça permet de penser la dramaturgie et de visualiser ce qui va se passer au plateau.
VJ: Et ce qui se passe au plateau, c’est la mise en scène d’une monstruosité que je vois dans une forme de dualité. J’ai en tête la créatrice Sonia Rykiel, où elle dit qu’il faut accepter le recto verso, donner vie aux images qui se battent et laisser le dérangement, le sens des sans-sens, et même les contre-sens.
FRKS: Dans l’écriture, c’est quelque chose qu’on fait en proposant des fragments d’histoire assemblés comme un collage cubiste plutôt qu’une narration complètement linéaire. Ça résonne avec l’idée de monstruosité. Des choses qui normalement ne devraient pas être réunies, ou ne tiennent pas ensemble le sont.
VJ: Ce jeu se retrouve dans les costumes ?
FRKS: Oui, en fragmentant les ensembles par exemple en attribuant le haut de telle tenue à la performeuse X, et puis le bas à Y. Par ce procédé on crée l’illusion de postures corporelles impossibles.

Element scénographique FRKS, © Pauls Rietums
VJ: Vous citez parfois Paul B. Preciado et Jack Halberstam, où le monstre, ou le body-in-transition, permet de déstabiliser les normes, de brouiller le genre et de redéfinir les frontières de l’humain.
FRKS: Un des points d’entrée à l’origine du projet se trouve dans cette nécessité à revendiquer la monstruosité, à retourner la pathologisation ou la stigmatisation, pour en changer le sens même.
VJ: Pour détourner des archétypes ?
FRKS: D’une certaine manière puisqu’on se réapproprie et détourne la forme du freak show, un format historiquement violent car il réduisait les gens à une anomalie, les exploitait et les assignait à la marge. On travaille des processus de brouillage de l’identité, comme dans la dernière scène où on évoque des monstres à plusieurs têtes et l’on crée l’illusion pour créer des corps impossibles.
VJ: Une identité qui se construit dans les actes, dans le camp chez Susan Sontag où par les actes consacrés chez Judith Butler ?
FRKS: La scène est un endroit de jeu puissant qui permet de rendre visible, de montrer toute la dimension construite socialement, performative, des identités. Quand tu es queer, une identité stigmatisée donc, tu vis presque quotidiennement des sortes de micros coming-out qui te ramènent et te réduisent à cette identité-là. Cette positionalité t’amène à percevoir les normes de manière aiguë et à voir ce qu’elles ont d’arbitraire de violent et d’essentialisant. Tandis que quand tu es hétéro, comme tu corresponds à la norme, tu peux te balader en public main dans la main avec la personne avec laquelle tu relationnes sans même avoir à réfléchir.
VJ: Ce qui amène Butler à la parodie de l’identité qui empêcherait la culture dominante d’invoquer des identités naturalisées ou essentielles. Quel usage de la parodie faites-vous dans FKRS ?
FRKS: On a pas mal d’outils qui sont des sortes de variations du rôle que pourrait jouer la parodie : l’exagération, l’ironie, ou encore l’absurde. Tout ça fonctionne comme des façons de produire cette dé-essentialisation.
VJ: Comme le produit de votre esthétique de l’horreur, une exagération camp comme levier pour subvertir les codes dominants ?
FRKS: Dans la pièce, on emprunte certains procédés à l’horreur, l’étrangeté, la distorsion du corps, l’apparition, la disparition, les silences et ce qu’ils peuvent avoir de sonore. L’horreur et aussi dans le son a une grande importance dans la pièce de manière générale.
VJ: Pour guider l’exagération et l’excessivité ?
FRKS: Il y a une révélation de la supercherie par l’exagération les sonorités attachées à l’horreur oui, mais ça peut aussi passer par des moyens complètement différents.
VJ: Le kitsch ?
FRKS: Une choses sur lesquelles on travaille, par exemple, dans le son, et qui est assez kitsch, c’est le procédé du mickeymousing ou l’underscoring, c’est-à-dire cette manière, dans les films d’horreur parfois, ou dans les dessins animés de souligner l’action, les moments de tension, Ta Na Na Na Na Na Na huuuuh! Ça nous fait beaucoup rire.
VJ: Oui, dans cette quête de ces influences qui flirtent avec le mauvais goût.

© Cardellini | Gonzalez and Valentina Parati
FRKS: Ça nous a fait convoquer des images de films d’horreur. Genre cette douche de sang au début de Blade, Ou dans Carrie, quand elle est recouverte de sang. Des références qui nous ont inspirées.
VJ: Dans mon travail, je pense souvent au processus qui lie créateur.trice et création comme un duel, tantôt à l’ombre, tantôt au soleil, où l’un fait disparaître l’autre. Afin de donner naissance, il y a transmission de chair et d’âme d’une créature à l’autre où la première se dissout afin de donner corps à la deuxième. Dans un de ses bouquins, Rykiel dit qu’elle se sent dépouillée, dépossédée. Elle dit à ses créations : “vous m’avez volée, je ne suis plus rien, vous êtes tout, vous portez ce que j’ai fait à bout de bras, de seins, de jambes..” Dans Freaks, vous êtes à la fois créateur du monstre et monstre
FRKS: Oui, clairement, je pense que c’est un de nos premiers projets qui est aussi intime. C’est un des premiers projets où on se met en scène de cette manière-là. C’est-à-dire qu’on est ces freaks. Et je crois que, quitte à ce que ça soit très littéral, c’était aussi un besoin de positionnement.
VJ: Oui dans la continuité de ce questionnement sur ce qui nous rend visible, ou, au contraire, invisible.
FRKS: Exactement. Tout comme avec le vêtement, on travaille cette dimension avec la scénographie, une toile de soie de 16 mètres sur 12 qui change d’état au fur et à mesure du spectacle et qui tantôt rend visible, tantôt masque les performeureuses. Comment est-ce que tu abordes cette dimension dans ton travail? Le vêtement révèle ou masque? Je crois que tu parles de costume comme talisman, tu peux nous en dire un peu plus?
VJ: Oui, où je vois le vêtement comme emprunt de codes qui suggèrent un type de contexte, d’identité, de personnalité. Le fait de s’en emparer dans cette idée de performance de soi, ça serait une façon d’intégrer son pouvoir transformateur.
FRKS: Oui c’est passionnant. De manière similaire, notre intérêt pour l’urbanisme et l’architecture – dans nos performances in situ – ou la scénographie – dans les salles de théâtre – suit cette volonté de situer le pouvoir dans ce qui nous entoure. Par des dispositifs narratifs et/ou installatifs on cherche toujours à révéler un potentiel émancipateur.
VJ: Quelque chose que je peux dévoiler : la pièce sera jouée du 10 au 13 avril à La Maison Saint-Gervais, à Genève.