La littérature face à la justice à la Maison Saint-Gervais

28 octobre 2024

Reportage de La Pépinière

Nous devons préciser d’emblée que ce reportage s’est déroulé en deux temps: d’abord, un entretien avec Adrien Barazzone, qui nous a présenté le projet; puis, nous avons eu l’occasion d’assister à un filage, une semaine avant la première, alors que l’équipe venait d’arriver au plateau. Cet article s’appuiera donc sur ces deux expériences.

Dans Toute intention de nuire, nous suivrons donc un procès autour de la littérature, entre fait divers et justice. Il y a quelques années, Adrien Barazzone rencontre les écrits d’Anna Arzoumanov, maîtresse de conférences à La Sorbonne, spécialiste dans l’analyse du discours et les études de réception. Faisant finalement connaissance avec elle, il imagine la rencontre entre le droit et la littérature, avec cette question en toile de fond: que peut l’art et à quel prix? Cette interrogation s’inspire de la fascination que l’on a aujourd’hui pour la fiction inspirée de faits réels, comme on en voit tant sur les plateformes de streaming. Alors qu’il y a encore vingt ans, on trouvait souvent l’avertissement disant que « toute ressemblance avec des faits et des personnages existants serait purement fortuite » – duquel s’inspire d’ailleurs le titre – aujourd’hui cette idée est totalement renversée. Que peut-on dès lors attendre de la littérature et de l’art, à travers le rapport au lecteur ?

Toute intention de nuire se présentera donc comme le procès fictif du roman de Pauline Jobert (Marion Chabloz), Marcher sans craindre le ravin. L’avocat bordelais Me Badadone (David Gobet) pense s’y reconnaître et intente une action contre l’autrice. Pour écrire le texte du spectacle, Adrien Barazzone et son équipe ont ainsi inventé en creux le roman, pour jouer sur l’ambiguïté entre fiction et réalité. Dans ce procès, la question centrale est celle des limites de la littérature, en se demandant comment préserver la liberté d’expression et de création face à des personne qui se sentent mal si elles se reconnaissent dans l’œuvre.

Le spectacle se présente de manière anti-sensationnelle: dans ce procès, il n’y a pas mort d’homme, il est plutôt question de réputation. Il n’y a donc pas d’urgence à résoudre l’affaire, pourrait-on dire, mais cela en dit pourtant très long sur notre société. Comment faire cohabiter les différentes vérités, ici celles de la justice et de la littérature ? Il est nécessaire d’avoir quelques repères pour pouvoir se comprendre. Et quand on assiste à une crise des autorités comme aujourd’hui, qu’il s’agisse de la justice ou de la politique par exemple, on ne peut que se demander si le fait d’affirmer une position n’annihile pas, de facto, les autres positions. Comment trouver l’équilibre au milieu de tout cela?

Équipe soudée et écriture de plateau

Concernant l’équipe, Adrien Barazzone avait fait la promesse à celle du précédent spectacle, D’après, joué dans les conditions difficiles du Covid, de collaborer à nouveau avec elle sur son prochain projet. On retrouve donc Marion Chabloz, David Gobet, Mélanie Foulon et Alain Borek au plateau, ainsi que Barbara Schlittler à la collaboration artistique et dramaturgique. Chacun·e aura un rôle principal à jouer – l’accusée, les deux avocats et la juge – mais incarnera également d’autres personnages, qui viennent témoigner à la barre ou seront évoqués dans les souvenirs ou dans le roman. Avec tous ces changements, Adrien Barazzone cherche à créer un spectacle drôle, tout en gardant le fond sérieux. Un équilibre pas forcément simple à trouver, mais qui semble se dessiner, d’après ce qu’on aperçoit durant le filage. D’ailleurs, certains effets fonctionnaient très bien en salle de répétitions et doivent désormais être retravaillés avec le passage au plateau, dans un espace totalement différent. L’un des aspects centraux sera de ne pas créer une vision oppressante de la justice pour les spectateur·ice·s.

Quant au processus de création du spectacle, il s’appuie sur l’écriture de plateau. Adrien Barazzone écrit en creux l’intrigue du roman depuis plusieurs mois, avant que les éléments ne soient repris par l’ensemble de l’équipe en répétitions, à travers des improvisations, qui conduisent à l’imagination de l’arc général de ce procès. L’idée est que tout ne soit pas guidé que par les arguments, mais d’apporter également d’autres dimensions au propos. Pour ce faire, l’équipe a collaboré avec des juristes, pour tenter de respecter les protocoles et procédures, mais a tout de même fini par s’en détacher, afin de créer une dynamique plus théâtrale. Adrien Barazzone évoque alors une forme de chaos, pour casser les stéréotypes du rapport entre la cour et le théâtre, en s’éloignant des protocoles. Cet aspect, nous le retrouvons bien durant le filage, où certains personnages interviennent sans y être invités, alors que la juge se permet quelques réflexions surprenantes, sans oublier l’incarnation d’un passage du roman.

Alors que le roman dont il est question parle de rapport de domination, sur fond de patriarcat, on y parle surtout d’un homme qui ne se regarde pas et ne se remet jamais en question. De quoi créer le terreau argumentaire du procès. L’équipe travaille ainsi, autour de cela, avec beaucoup d’improvisation, retranscrites ensuite à l’aide de l’intelligence artificielle. De ces improvisations, on tire des personnages, des intentions, et même une manière de voir le monde. Beaucoup d’improvisations se font donc à perte, mais permettent de comprendre et d’appréhender certains personnages, avec une part d’aléatoire, de hasard. À partir de là, certains éléments demeurent ou non, l’intérêt étant de créer des personnages autonomes, en ce sens qu’ils peuvent s’adapter aux situations qui se présentent à eux, en réinventant les formes dans lesquelles on les trouve. Chaque étape d’écriture consiste donc en des allers-retours entre les improvisations et ce qui en est tiré, de manière collective, chacun·e défendant son personnage. À partir de là, Adrien Barazzone et Barbara Schlittler procèdent de manière méthodique, en créant des tableaux, notamment pour construire les scènes en suivant la progression du procès. Toute intention de nuire est donc un spectacle très écrit, contraint aussi par le thème de la littérature et le lieu du tribunal, qui demandent une certaine organisation.

Évoquons enfin le décor. Celui-ci a longtemps résisté à Adrien Barazzone. Plusieurs essais ont donc été réalisés avec les scénographes Hélène Bessero-Belti et Tom Richtarch. La volonté n’était pas forcément de créer un décor concret, mais d’imaginer des rapports avec les codes du tribunal. L’un des points importants étaient d’éviter d’avoir des personnages de dos, comme c’est souvent le cas des avocats par rapport au public. Au final, le décor se compose de grands rideaux blancs au fond – derrière lesquels les comédien·ne·s peuvent changer de costumes – et de structures faites de métal et de bois, comme des bancs. On y reconnaît les différents éléments du tribunal, comme les pupitres des avocats ou celui de la juge, mais avec un rendu assez abstrait. Une certaine distance, chère au théâtre, est ainsi créée par ce choix.

Le filage qui clôt la journée nous donne une certaine idée de ce à quoi ressemblera le spectacle, même si l’équipe souhaite encore couper au moins une dizaine de minutes par rapport à ce à quoi nous assistons. À un peu plus d’une semaine de la première, le texte doit encore être maîtrisé, tout en évoluant, et certains passages s’affiner. Pour donner un petit avant-goût de ce qu’on verra sur scène, on évoquera le drôle d’accent de Me Khalil, l’avocat incarné par Alain Borek, un personnage qui propose un stand-up, ou encore le ton journalistique de la juge au moment de présenter les différents personnages en présence. On a hâte d’en découvrir plus !

Fabien Imhof

Référence :

Toute intention de nuire, d’Adrien Barazzone, du 31 octobre au 10 novembre 2024 à la Maison Saint-Gervais.

Conception et mise en scène : Adrien Barazzone et Barbara Schlittler

Avec Alain Borek, Marion Chabloz, Mélanie Foulon et David Gobet

https://saintgervais.ch/spectacle/toute-intention-de-nuire/

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