Quartett, quand Merteuil assassine Valmont (ou l’inverse)

08 janvier 2024
Christian Lutz

Du 11 au 21 janvier, la Maison Saint-Gervais se transforme en boudoir du XVIIIe siècle, en champ de bataille… ou en jeu de miroirs. Sous la direction de Maya Bösch, la Cie sturmfrei revisite avec Quartett l’agonie des amours de deux fauves monstrueux : Valmont et Merteuil. Reportage avant la première.

Parmi les foules de personnages littéraires croisés au fil des pages et des années, il en est certains qui occupent chez moi une place particulière. La Marquise de Merteuil et le Vicomte de Valmont font partie de ceux-là – comme une croûte infectée qu’on gratte malgré l’interdit, parce qu’elle révèle un peu des tréfonds insondables de l’humain. Protagonistes des Liaisons dangereuses de Laclos, salope et salopard magnifiques, libertins convaincus (tant par le corps que l’esprit) et victimes des vices de leur philosophie, Merteuil et Valmont sont à l’initiative, dans Quartett, d’un jeu malsain qui les dépouille de leur essence existentielle.

Une pièce, deux langues

Sur la scène, tout est sombre encore. La troupe a commencé les répétitions le 17 décembre et, après la courte respiration des fêtes, la voici de nouveau à pied d’œuvre en ce 3 janvier. La journée est consacrée aux ajustements avec l’équipe technique. Aux lumières, c’est Victor Roy qui officie ; au son, on retrouve Rudy Decelière. Ce sont eux qui m’accueillent. Au loin, dans les loges, une intense activité me parvient par l’écho des voix – celle de Maya Bösch, qui signe la mise en scène, mais aussi de Jeanne de Mont (Merteuil) et Gilles Tschudi (Valmont)… sans oublier Charlotte Roche-Meredith, qui s’occupe du surtitrage. Parce que oui, Quartett n’est pas, d’un point de vue linguistique, une pièce comme les autres : écrite en 1980 par le dramaturge Heiner Müller, elle est à l’origine en allemand. Aussi, bien que la Cie sturmfrei ait choisi de la donner principalement en français (sur une traduction de Jean Jourdheuil et Béatrice Perregaux), elle se colore de plusieurs passages en langue originale surtitrée – ce qui accentue son côté brut, violent. Car les retrouvailles de Valmont et Merteuil n’ont rien de tendre, bien au contraire. Et justement, les voici qui arrivent pour s’approprier la scène.

Pièges de cristal (ou le palimpseste des miroirs)

À quoi ressemble-t-elle, cette scène ? J’y vois un espace en trois parties, dont chacune représente un niveau plus profond de la noirceur que Merteuil et Valmont vont, peu à peu, révéler au cours d’un combat qui ne ressemble plus à de l’amour. Il y a l’avant-scène, où est posé l’enjeu initial, les retrouvailles des fauves ; le milieu, où les anciens amants échafaudent leurs machinations (séduire la dévote Madame de Tourvel, perdre la virginale Cécile de Volanges) ; et le fond nimbé de fumée, où les plans ourdis se transforment en jeux de rôle érotiques qui entremêlent les identités. Merteuil y devient Valmont, Valmont prête sa voix à Tourvel… pour ne révéler, finalement, que ce qui les dévore tous deux – une haine plus brûlante que le désir.

Chacun de ces espaces prend corps grâce à la délimitation offerte par de gigantesques panneaux, d’un noir brillant : des miroirs dans lesquels, selon l’intensité de la lumière, se reflètent Merteuil et Valmont… ou les sièges encore vides du théâtre. Ces miroirs tiennent à la fois du portail (qui dissimule le salon aristocratique où se déroule la pièce[1]), de la couverture d’un livre (qu’il faut ouvrir pour lire) et de la frontière identitaire. Ils s’écartent, à mesure que Valmont et Merteuil les poussent, révélant ainsi les trois profondeurs de l’espace scénique. Mais, s’ils confèrent à l’espace une spatialité mouvante, ils sont également révélateurs des forces souterraines qui agitent les protagonistes : lorsque Merteuil et Valmont s’y mirent, c’est à la fois eux-mêmes et l’autre (ou les autres) qu’il et elle perçoivent. Leur identité se fragmente puis se recompose, à la manière d’un kaléidoscope.

D’ailleurs, Maya Bösch utilise une expression particulière pour m’expliquer l’écriture de Quartett – une expression qui s’applique tout à fait aux effets esthétiques et symboliques des miroirs mouvants : c’est un palimpseste. Le mot désigne, à l’origine, un parchemin ou une tablette (de cire, d’argile) sur laquelle un premier texte a été écrit… puis effacé (en grattant le support) pour être réutilisé. Plusieurs textes différents s’y superposent, et il est possible de retrouver, au cœur du matériau, les mots effacés. Fait qui a son importance dans notre cas : en 1982, le théoricien de la littérature Gérard Genette a donné au terme une acception nouvelle. Dans Palimpsestes. La littérature au second degré, il propose d’étudier les relations qui existent entre les textes – en particulier les relations hypertextuelles, c’est-à-dire les échos qui relient un texte à un autre, les rapports entre un texte donné et un texte plus ancien. Quartett, en tant que texte et en tant que mise en scène, fonctionne donc comme un palimpseste : il révèle ce qui est caché – que ce soit la folie qui unit Merteuil et Valmont, le rapport entre le travail de Müller et celui de Laclos, ou les différentes strates d’une même personnalité.

INNER

De l’art du son et des lumières

Observer une répétition de Quartett, c’est aussi prendre conscience que le moindre détail a son importance – visuelle, dramaturgique, symbolique. Maya Bösch teste, essaie, revient sur ses pas… bref, construit en direct. Aujourd’hui, la session de travail s’organise à la manière d’une italienne tronquée, où l’accent n’est pas mis sur le texte et sa continuité, mais sur les transitions entre les différentes parties ainsi que la cohérence d’ensemble. Les déplacements et les positionnements dans l’espace sont scrutés, millimétrés : ceux de Jeanne de Mont et de Gilles Tschudi, mais également ceux des rares accessoires-symboles. Comment froisser un kimono de soie ? Le jeté d’un manteau est-il suffisamment dans la lumière ?

Cette dernière s’avère fondamentale. Victor Roy la travaille comme un sculpteur, dans un échange constant avec la metteuse en scène. Par son intensité, sa tonalité chromatique ou sa chaleur, la lumière modèle l’espace pour en cacher ou en révéler les anfractuosités. Trop forte, elle éblouit à travers les miroirs ; trop faible, elle en éteint les reflets. Froide, elle plonge dans un univers artificiel ; plus chaude, on a l’illusion de n’avoir pas pénétré dans la pièce. Elle doit également se marier avec les surtitres et leur délicat positionnement, assuré par Charlotte Roche-Meredith (tantôt sur les grands miroirs, tantôt en surplomb de la scène). L’intensité ne tient pas seulement à la lumière, elle est aussi affaire de son. Cette fois, c’est Rudy Decelière qui officie. L’atmosphère qu’il déploie construit le cadre acoustique de l’affrontement Merteuil / Valmont : pas de musique de salon… mais des boucles qui se superposent, entre grincements métalliques angoissants, crescendos brutaux et basses sourdes. Voilà qui tient plus de la bande-son d’un film d’horreur que du badinage libertin du XVIIIe siècle. Mais après tout, n’assiste-t-on pas à une guerre ?

On se plaît alors à frissonner, en s’enfonçant dans son siège… et on espère avec impatience le dénouement du combat. Rendez-vous dès le 11 janvier au Théâtre Saint-Gervais, pour assister à la curée.

Magali Bossi
Photos : © Christian Lutz

 

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