Été 1992. Velibor Čolić débarque à Rennes. Il a vingt-huit ans et ne possède que trois mots de français : Jean, Paul et Sartre. Dans son sac de sport élimé, un stylo, un manuscrit, des deutsche marks, quelques habits et une brosse à dents. Déserteur de l’armée bosniaque, c’est un soldat qui a vu la mort mais ne l’a jamais donnée, préférant tirer en l’air plutôt que sur ses ennemis. A Rennes, on l’installe dans un foyer pour demandeurs d’asile. Une vie précaire où se conjuguent ennui, promiscuité, consommation excessive d’alcool et cours de français. Après Rennes, ce sera Paris, puis Strasbourg. Ses papiers enfin en règle, il « profite » de l’intérêt que suscite la crise dans les Balkans pour publier son premier texte Les bosniaques, succession de témoignages sur l’horreur des nettoyages ethniques de la guerre qui déchire l’ex-Yougoslavie. Le début d’une carrière d’écrivain chaotique qui ne changera finalement pas grand-chose à sa condition de réfugié.
Velibor Čolić écrit en français sans passer par sa langue maternelle. Manuel d’Exil (2016) est son dixième roman, son treizième livre en tout, publié chez Gallimard. Dans une langue poétique, pleine de fantaisie, dans une ironie féroce et une autodérision implacable, Velibor Čolić aborde un sujet d’une grande actualité et décrit sans apitoiement la condition des réfugiés :
« Je suis en même temps anti-guerre et anti-paix, humaniste et nihiliste, surréaliste et conformiste, le Hemingway des Balkans et probablement LE plus grand poète lyrique yougoslave de notre temps. J’ai juste un détail à régler : mes textes sont beaucoup plus mauvais que moi-même ».
A défaut des 35 leçons pourtant annoncées en sous-titre du livre, dix souvenirs sont déroulés en ordre décroissant. Le ton change. La comédie cède la place à la prose poétique et à la tristesse.
Manuel d’Exil est un texte autobiographique rythmé par le « je », structuré sur près de 200 pages. Le personnage de Velibor se cogne au système, se heurte contre des lois et contraintes, se déchaine comme le Momo d’Artaud pour, au final, engager sa lutte et sa survie tout en évoquant l’absurdité, le paradoxe et la folie qui hantent l’Europe contemporaine et qui créent des nouveaux fantômes.
ČOLIĆ ET CHÂTELAIN : CHÂTELAIN VERSUS ČOLIĆ
Deux hommes, Châtelain et Čolić, au bord de tout, en attente de tout, en quête de tout. Deux hommes de corpulence impressionnante mais différente. Des guerriers de mots et de poésie, des en- fants terribles, des fauteurs de trouble, des partenaires de travail et amis aussi. Mais ce qui les réunis, c’est surtout leur rapport à la langue française, une langue qu’ils taillent chacun de leur côté. Penser la langue française afin de la devenir. Être et devenir langue, mot, ponctuation, résonance, écriture et son. D’abord, Velibor qui adopte la langue française pour en faire son nouveau refuge, son pays, ensuite, Jean-Quentin qui disparaît dans la chair de la langue pour bâtir une nouvelle présence et une nouvelle écoute. Ainsi les deux avancent tel un fantôme.
Dans ce projet, la rencontre de ces deux géants permet de passer d’un champ de bataille à un autre : de la guerre à l’écriture, puis de l’écriture à la scène.
UN CORPS QUI LUTTE
Suivre Velibor, c’est suivre un corps qui se meut dans le monde. Un cavalier tantôt lourd, tantôt léger, parfois glacé par le froid métaphysique. Voulant résister aux émotions, on sent une tension perpétuelle dans cette écriture on the road qui subit la solitude et la fatigue. C’est pourtant ce corps qui souffre qui nous rappelle qu’on est bien vivant.
Ce corps voudrait être un autre. Cet être voudrait vivre une autre vie, peut-être reconquérir sa vie d’avant. Ce corps voudrait croire à un accident de parcours. On ne s’imagine jamais devenir migrant. Surtout quand notre niveau de vie change radicalement. Cette chute sociale, c’est ce corps qui lutte.
Ce projet évoque un véritable voyage dans les méandre de l’exil – une aventure extraordinaire et romanesque semblable à celle de Don Quichotte dans laquelle le désir rencontre le destin, l’humour le désespoir, le rire l’histoire.
AU RYTHME DE MES PAS
Le texte fait penser au jazz, au blues, aux voix différentes et aux rythmes souterrains. Il fait aussi penser au battement du cœur en douleur, parfois saignant et jouissant d’autrefois, au pas sur le pavé et aux chutes des corps : bruits dans la tête, la tête qui se cogne, la guerre qui frappe au lointain, le désir de vomir, l’urgence de disparaître et de multiples tentatives de suicide.
La langue et sa musicalité font songer à Jean-Quentin Châtelain. Peut-être à cause de ces errances romanesques décrites soigneusement et avec humour, et aussi, à cause de sa mélancolie marquée par la recherche d’un temps perdu, par la solitude, la colère invisible et le cri assourdissant pour la liberté. La lutte silencieuse de Jean-Quentin se trouve peut-être dans les mêmes zones de perturbations que celle de Velibor : dans l’obscurité de la voix, sous le palais, quelque part, près.
La musicalité de la littérature française est la quête de Velibor. En arrivant en France, il veut déverrouiller cette langue, avoir accès à sa musique. Dans une société, on se définit par sa fonction, et en tant qu’écrivain, on se définit par la musique de sa langue. C’est en conquérant la langue qu’il pourra retrouver une place sociale digne de celle qu’il avait dans son pays.
« Il me faut apprendre le plus rapidement possible le français. Ainsi ma douleur restera à jamais dans ma langue maternelle. »
Pour contraster avec la musicalité de la langue, le spectateur sera entouré de landscape sounds constitués par un architecte sonore. Construire des atmosphères sonores avec des sons du réel plutôt que de faire appel à de la musique écrite permettra d’envelopper le spectateur et de construire l’espace dans lequel l’acteur évolue.
UNE SPIRALE DE LAMBEAUX
Une rencontre, un sujet de société, un corps, une langue, un rythme. Tous ces éléments tendent vers un geste de mise en scène. Manuel d’Exil est un texte qui peut faire « théâtre ». Sous l’impulsion d’une forme plus radicale avec une durée de spectacle plus courte et condensée. C’est ce que la met- teure en scène a proposé à l’auteur afin de configurer, en mars 2018, une version inédite pour la scène qui soit marquée de ruptures et de vitesses différentes, de sauts et de flots surprenants.
Donner une autre forme à ses lambeaux de vie, à ce manuel fragmentaire, c’est oser une transformation. Maya Bösch propose une spirale qui tend vers un ultime désir qui sauve l’auteur de la rue : « I am a writer», dit-il toujours. C’est son postulat, son slogan, son arme poétique, nécessaire pour son nouveau combat en tant qu’écrivain français.
Cette œuvre offre autant de perspectives différentes capables de créer de la surprise, du mouvement, des formes hybrides, ainsi que de la réflexion sur des situations aussi burlesques que tragiques.