Le Bizarre – Note d’intention

20 décembre 2021

PROJET

Je connais Roland Vouilloz pour avoir travaillé avec lui sur La panne de Friedrich Dürrenmatt (Vidy-Lausanne, 2010). Depuis, nous avons entretenu un dialogue constant, cherchant le bon projet pour travailler à nouveau ensemble.

Quand il m’a envoyé le texte que Fabrice Melquiot lui avait écrit, j’ai lu et compris très vite que Melquiot nous offrait l’occasion de réunir à nouveau nos expériences et nos énergies.

Un homme parle, parle, pour donner une voix, des sons, sa peur de mourir, sa solitude. Une sorte d’ostinato constant.

On ne sait s’il est réellement dans un appartement ou s’il l’imagine. Il pourrait être aussi sur un trottoir. Et tout est l’avenant. Il attend une femme, cela sonne, il ouvre : il n’y a personne, mais il fait comme si. On comprend peu à peu qu’il n’y a qu’une chose réelle, le soliloque de cet homme, ses imaginations.

Fabrice Melquiot écrit une sorte de monologue intérieur, le genre de monologue que nous nous faisons nous-mêmes seuls aux toilettes ou le soir dans notre lit, pour construire nos fantasmes, travailler ou détourner le récit qu’on élabore sans cesse afin de tenter de comprendre ce qu’on fait là.

Paroles intimes, profondes, habitées par l’idée de la mort. Paroles drôles, d’un humour absurde, solitaire et grinçant.

Et puis il y a les fantasmes, les présences. La sœur disparue cinq ans et dont il imagine régulièrement le retour, et le public à qui il s’adresse de temps en temps, à l’un ou l’autre, comme si dans son imaginaire privé il y avait toujours un public qui l’écoute soliloquer.

Et en effet dans la construction de nos récits fantasmés, on n’est jamais seul, il y a toujours quelqu’un qui regarde, qui est témoin, un membre de la famille, une femme aimée, ou un être imaginaire, qui se transforme à volonté, comme dans les rêves. On peut d’ailleurs dire que Fabrice Melquiot écrit une sorte de rêve ou de cauchemar éveillé.

Il y a des images qui sont irréelles, surréalistes, comme ce cœur en plastique qu’il arrache de sa poitrine, ou la gelée qu’il sort de son pantalon, en cherchant son sexe.

Fabrice Melquiot écrit sur une crête, cherche une tonalité qui ne verse jamais dans le drame ni dans la farce, mais se maintient dans une tension entre les deux.

Un texte chamarré, baroque, aussi drôle qu’acide.

— Jean-Yves Ruf

MOT DE L’AUTEUR

J’ai écrit Le Bizarre pour Roland Vouilloz. Je n’apprendrai rien à personne : Roland Vouilloz est l’un des plus grands acteurs suisses ; et la Suisse est un bien petit pays pour contenir Roland Vouilloz. J’ai écrit Le Bizarre après avoir entendu Roland Vouilloz lire Délivresse, du valaisan Léonard Valette, puis l’avoir revu interpréter une pièce de Jérôme Richer à la Comédie de Genève, aux côtés de la remarquable Caroline Gasser.

Je lui ai confié le texte entre deux portes. On se voyait pour autre chose, on allait se dire au revoir et puis je lui ai glissé : ah, au fait, j’ai écrit ça pour toi.

À l’origine, il y a un visage, un corps, une voix, un paysage, parfois une seule image ou un livre ; une phrase suffit à créer le désir d’une forme qui témoignerait de cette fulguration élémentaire. C’est de l’ordre du surgissement, car le temps d’infusion en partie échappe.

J’avais cette image d’un homme dansant en slip sur une chanson de Bruce Springsteen. Un homme qui aurait le visage, le corps et la voix de Roland Vouilloz. Un homme seul, forcément hanté, dans un petit intérieur classe-moyenne-classe-paumée. Un homme qui accepterait de nous ouvrir sa solitude, pour qu’on y perçoive le reflet d’une société fatiguée, un peu ivre et un peu folle, cherchant à habiter le trouble avec les moyens du bord.

Le Bizarre, c’est l’homme blindé, encerclé, assiégé, l’homme suffocant, l’humilié qui dit le contraire de ce qu’il pense, le fragile qui joue au sexiste, le machiste incapable, le Zorro de supérette ou de pompes funèbres, l’invisible que la mort visite en chantant : « essaie de vivre, chiche ! ».

Je n’ai d’autre ambition que d’écorcher des humanités, dans l’espoir que l’opération nous permette de mieux nous cerner nous-mêmes, avec nos attentes, avec nos défaites, avec nos différences.

Je suis heureux et flatté que Jean-Yves Ruf se penche sur ce monologue aux côtés de Roland Vouilloz. Nous nous sommes souvent croisés, sans jamais trouver l’occasion de collaborer. L’attention musicale qu’il accorde à sa lecture des textes, sa connaissance des écritures contemporaines et son sens de la poésie m’encouragent à penser que Le Bizarre est dans les mains les plus bizarres qui soient et c’est ce qui pouvait lui arriver de mieux.

— Fabrice Melquiot

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