Entretien avec Thibaud Croisy « Un vieux rêve d’enfant »

24 août 2023
@Martin Argyroglo

Clément Ribes : On te connaît avant tout comme auteur et metteur en scène de tes propres pièces : D’où vient ce désir… (2020), La prophétie des Lilas (2017), Témoignage d’un homme qui n’avait pas envie d’en castrer un autre (2016). Pourquoi vouloir mettre en scène Copi aujourd’hui ?

Thibaud Croisy : C’est une vieille histoire… J’ai découvert Copi très jeune, un peu par hasard. C’est une lecture ancienne, presque première, et elle a été pour moi si puissante que ses mots ne m’ont jamais quitté. Quand j’ai commencé à faire de la mise en scène, j’ai monté un de ses textes, Le Frigo, puis j’ai continué ma recherche par d’autres voies. J’ai écrit sur ses pièces, ses dessins, travaillé sur ses manuscrits, rencontré son frère, ses proches… Tu en sais toi-même quelque chose puisque nous avons collaboré ensemble sur les rééditions du Bal des folles et de L’Homosexuel… chez Christian Bourgois. C’était donc un vieux rêve d’enfant de mettre en scène une pièce de Copi et en particulier L’Homosexuel qui est à mes yeux la plus belle. Elle est au cœur de mes questionnements sur le corps, la sexualité. Elle les condense de manière exemplaire et mes créations précédentes, que tu as citées, tournaient déjà autour des mêmes obsessions. En fait, ce qui m’intéresse au théâtre, ce sont les rapports entre le corps et la langue. La manière dont la langue met le corps en mots ou échoue au contraire à dire ce que nous sentons. Je peux en témoigner puisque j’écris et que je passe quand même une grande partie de mon temps à chercher des mots, à les attraper, à être confronté à l’impossibilité de se dire ou à la vanité de l’entreprise. À quoi bon parler ? Vouloir être ? L’Homosexuel, c’est une pièce sur ça, justement. C’est l’histoire d’Irina, un personnage qui refuse d’entrer dans les mots, de se dire, de se qualifier. Face à elle, il y a Madre et Garbo, deux sorcières qui veulent à tout prix fixer l’identité, l’élucider, la faire coïncider avec une étiquette. Comme nous vivons dans un monde où les gens veulent à tout prix appartenir à une catégorie, la pièce de Copi devient d’une actualité folle. Je me dis : c’est drôle, elle a été écrite il y a cinquante ans et pourtant, elle est presque plus provocatrice aujourd’hui ! Ou elle l’est autrement. Copi nous singe toujours car il met en scène des identités mouvantes, fluctuantes. Avec lui, on ne sait jamais ce qu’on est. Se connaître semble vain. Se revendiquer est comique. Entre les lignes, il semble nous dire qu’on est surtout du silence ou qu’on est, tout simplement, et qu’il n’y a rien à ajouter de plus… Bon, j’espère que ça ne va pas te décourager pour la suite de l’interview… (rires)

C. R. : Ces dernières années, spectateurs et metteurs en scène semblent avoir redécouvert Copi dans un contexte de réévaluation de l’héritage des « contre-cultures », notamment homosexuelles ou queer. Pourtant, il me semble que Copi échappe à ces tentatives d’appropriation et que sa mise en scène de personnages « trans » (ce mot lui-même est un anachronisme) ne sert aucun discours politique, ni revendicatif. À ton avis, comment mettre en scène Copi en gardant sa puissance subversive, à l’heure où la subversion elle-même s’est normalisée ?

T. C. : En essayant peut-être de le comprendre, non ? En ne plaquant pas sur lui le prêt-à-penser de l’époque. Copi était un poète maléfique qui s’amusait à brocarder les autres dans ses pièces et dans ses dessins. Il était homosexuel mais il passait son temps à se moquer des homosexuels, donc de lui. Et il faisait pareil avec les trav, les trans, les putes, les bourgeoises. Donc son théâtre ne peut pas être revendicatif puisqu’il est méchant ! C’est un peu comme l’humour juif. Tu sais, quand les juifs racontent les pires horreurs et que ça jette un gros froid… Et bien là, c’est la même chose. Moi, j’aime les provocateurs, les satiristes. J’aime leur désespoir et leur nihilisme. Je n’ai pas une très haute idée de ce monde. Donc mon projet est simple. Je veux faire entendre Copi. Son texte et la voix qui est dessous. Son attitude. Son regard. Son état d’esprit. Je veux donner une vraie lecture de sa pièce, ne pas la prendre comme un prétexte. Ne pas non plus l’idéologiser pour défendre une cause, car à mes yeux, ses personnages « trans » sont surtout des incarnations théâtrales de nos métamorphoses. En fait, j’essaye de mettre à nu Copi. Je me débarrasse des perruques, des paillettes, de tout ce qui fait écran. Je m’en tiens au langage, au baroque des répliques, à l’incongruité des images et des situations. Comme dans ses dessins. Parce que je crois qu’il est là, son théâtre. Dans la singularité de son imaginaire. Dans une forme d’intimité et de douleur sexuelle aussi. Au plateau, je cherche un jeu subtil, délicat. J’ai commencé le projet par un long travail à la table pour dire aux comédiens que je ne voulais pas de cette hystérie permanente à laquelle on nous a habitué avec Copi. Tout ça, ça le met à distance. Ça le neutralise. Ça le transforme en anecdote. Pour moi, ce n’est pas ça, Copi. C’est plus fin. Il faut y aller doucement. Introduire des temps, des silences. Installer une ambiance. Poser les enjeux. Être sensible aussi parce que les personnages parlent tout de même de leur sexe. Ils éprouvent de grands sentiments. Ils s’aiment. Ils veulent se tuer. Ils passent par des états limites. Si on veut sentir la subversion de la pièce et faire rire le public – mais d’un rire intérieur, effrayant –, il ne faut pas se moquer de ce qu’on joue, « faire la blague ». Il faut surtout y croire, accepter d’être victime de son propre jeu.

C. R. : Les trois comédiens principaux que tu as choisis – Helena de Laurens, Emmanuelle Lafon et Frédéric Leidgens – appartiennent à des générations et des écoles théâtrales très différentes. Comment as-tu travaillé pour apporter une cohérence à leurs pratiques ?

T. C. : Je n’ai pas trop cherché à le faire justement ! Je t’explique. Au début, je prends la pièce, je regarde le tableau. Et pour l’avoir lu des milliers de fois, je sais que L’Homosexuel est une pièce bigarrée qui fait la part belle au mélange des genres. C’est une mosaïque dans laquelle on retrouve Genet, Tennessee Williams, García Lorca, Feydeau, Tchekhov, Les Liaisons dangereuses, la tragédie, mais aussi Greta Garbo, Mata-Hari, les films de genre, d’espionnage, et plein de private jokes pédées…

C. R. : Oui, et les personnages eux-mêmes ont des noms qui renvoient à des traditions différentes : Madre, Garbo, Irina. Le « docteur Feydeau » nous ferait même penser que nous sommes dans une pièce de boulevard… Très bigarré, en effet…

T. C. : Voilà ! Donc pour traduire ce métissage, je me dis : et si je prenais des acteurs complètement différents ? Des gens qu’on n’aurait pas forcément imaginés ensemble ou qui ne se seraient peut-être jamais rencontrés dans la vie. Si au moins je peux servir à ça… Alors j’y vais, je compose mon trio comme un bouquet de fleurs. Je marie des peaux, des visages, des voix. Je cherche des acteurs de générations différentes car je pense que ce serait beau de voir l’histoire du théâtre à travers eux. Je fais ça comme un tableau. Chacun sa couleur. Frédéric Leidgens, par exemple, c’est un interprète qui est vraiment associé au théâtre parce qu’il a joué avec des metteurs en scène comme Stanislas Nordey, Julien Gosselin ou Jean-Pierre Vincent. C’est un peu notre Sarah Bernhardt si tu veux… Emmanuelle Lafon, c’est différent. C’est une comédienne qui s’est distinguée par un travail de haute précision sur sa voix, notamment à travers sa collaboration avec L’Encyclopédie de la parole, et je vois en elle une froideur, je me dis qu’elle serait parfaite pour jouer une méchante ! Et je ne me suis pas trompé parce que quand on lui met une arme entre les mains, elle exulte… Helena, la cadette, vient encore d’ailleurs. Elle se situe au carrefour du théâtre, de la danse, de la performance, et elle fait preuve d’une fantaisie très personnelle à laquelle Copi n’aurait pas été insensible, je crois. Elle est carnavalesque. Tous les trois, ils m’ont ébloui à un moment. J’ai pris du plaisir à les voir. Donc si je les réunis, c’est pour former une belle machine de jeu, un trio qui fonctionne. Je ne leur demande pas spécialement d’être dans la dissonance. Ni de reproduire des choses que je les ai vu faire. Non. J’essaye de les emmener ailleurs, de révéler leur cruauté intrinsèque et la poésie qui est en eux. 

C. R. : On vient de parler des noms et des influences littéraires de Copi. En y regardant de plus près, L’Homosexuel est une pièce bizarre jusque dans ses accessoires : le décor « sibérien » est un décor de pacotille, les objets proviennent d’un peu partout, que ce soit Biarritz ou Casablanca… Comment as-tu choisi de traduire visuellement cet éclectisme ?

T. C. : De deux manières. Tout d’abord, par les costumes. Avec Angèle Micaux, la costumière, nous avons voulu éviter les clichés du travestissement : le pittoresque, le kitsch, le côté cabaret… Nous ne voulions pas non plus tomber dans l’illusionnisme et faire croire au public qu’une comédienne est un homme alors que tout le monde sait que c’est faux. De toute façon, c’est presque un contre-sens car il ne faut pas fixer les identités dans L’Homosexuel. Il faut qu’elles tournent. Nous avons donc choisi des costumes ouverts, ambigus, polysémiques. Ils renvoient à des époques et des lieux différents. Ils brouillent les pistes. Je voulais aussi qu’ils soient beaux, élégants. Qu’ils nous permettent d’entrer dans l’ambiance nocturne de la pièce, dans son atmosphère feutrée. L’autre axe, c’est la lumière et l’espace. Et là, je ne suis pas d’accord avec toi, je ne pense pas que la Sibérie soit un décor de pacotille. Je la vois plutôt comme un monde, un vrai, que Copi a rêvé pour je ne sais quelle raison. C’est une sorte de désert blanc qui provient des contes de fées, de Tchekhov, de Pouchkine. D’ailleurs, il y a un personnage qui s’appelle Pouchkine dans la pièce… Bref. Tout ça pour te dire que j’ai voulu traiter cette contrée et même surenchérir sur le rêve de Copi. Pour cela, j’ai retravaillé avec Sallahdyn Khatir, un scénographe qui m’a accompagné sur mes trois dernières pièces. Sallahdyn crée des espaces abstraits, épurés, que tu as peut-être vus chez Claude Régy. Les matériaux sont simples et ce qui compte avec lui, c’est surtout la manière dont il les accroche. Ils introduisent des tensions, des lacérations, des lignes de fuite. Ce sont aussi des supports de lumière sur lesquels Caty Olive, l’éclairagiste, peut inscrire de la profondeur et du temps. Ça, c’était un souhait très fort de ma part : jouer Copi dans un dispositif minimal, dépouillé. Une forme simple à rebours du réalisme, qui nous emmènerait vers le rêve. J’aime les espaces vides, géométriques, et j’avais l’intuition qu’un plateau de ce type mettrait davantage en valeur le baroque de la langue. Il rehausse les couleurs de notre galerie de personnages. On les voit mieux.

C. R. : L’éclectisme est donc visuel mais aussi langagier. Certaines répliques évoquent Ionesco, d’autres paraissent tout droit sorties de telenovelas ou de romans à l’eau de rose. D’autres encore parodient le langage poétique pour, semble-t-il, mieux l’annuler. Ce patchwork doit être une matière passionnante pour un metteur en scène. Comment organise-t-on le chaos de ces langues ?

T. C. : On ne l’organise pas, on le laisse ! Si tu regardes le texte, tu verras que chaque personnage a sa propre langue, donc une ligne assez claire à suivre. Ce qui est difficile, ce n’est pas ça. C’est de jouer avec son partenaire mais de ne pas trop entrer dans son jeu, de maintenir son style face à lui, de faire contrepoint. S’opposer. Ne pas se laisser dévorer par l’autre. C’est étrange parce que tu es à côté de quelqu’un mais c’est comme s’il ne jouait pas tout à fait dans la même pièce que toi. C’est du collage. Et en même temps, il faut être ensemble, s’accorder. L’autre chose, c’est que L’Homosexuel est saturé de rebondissements. La pièce est faite de ruptures. Moi, je demande aux comédiens de les jouer, ces ruptures. Je leur dis : cette scène, on la fait comme un vaudeville ; celle-là, comme du Racine ; cette autre, c’est une farce ; là, vous êtes dans un salon mondain. Le résultat ne doit pas être criard, c’est juste une série de nuances. Mais pour l’acteur, c’est les montagnes russes ! Il doit passer d’un sentiment à un autre en un rien de temps, en tout cas beaucoup plus rapidement que dans un théâtre « normal ». Contrairement à ce qu’on croit, il faut faire preuve d’une très grande maîtrise pour jouer ça, surtout si on veut éviter la caricature… Elle est là, l’acrobatie. Ça demande d’être contradictoire. Un homme puis une femme. Un jeune puis un vieux. Aimer puis haïr. Un coup pile, un coup face. Et moi, tel un chef d’orchestre, j’entraîne tout ce beau monde à passer subtilement d’une note à une autre. Et sans accroc, s’il vous plaît ! C’est de la dentelle, au fond. De la haute voltige…

C. R. : Un autre défi pour le metteur en scène de Copi, c’est peut-être son goût pour le « répugnant » et l’« abject », pour reprendre des mots du texte. Une attirance certaine, aussi, pour le scatologique et le bas corporel… La question de ce qu’on montre ou pas se pose clairement dans ce cas précis. Comment mettre en scène cela ?

T. C. : Tu as raison, on touche là à un point limite. Et pour moi, la question devient la suivante : jusqu’où aller dans l’abstraction ? Avec le personnage d’Irina [joué par Helena de Laurens], Copi met en scène un corps qui expulse, explose, se fragmente. Elle avorte, chie, se casse une jambe, puis elle se coupe la langue et se vide de son sang. Pour traiter ça, on peut faire des effets spéciaux hyper réalistes mais au théâtre, ça sonne toujours un peu faux. Esthétiquement, ça ne me satisfait pas plus que ça. On court derrière le cinéma. Je pense que le théâtre possède son propre langage pour mettre en scène les fluides, la merde, le sang. Reste à trouver lequel. Donc je cherche. On joue. Et si c’était les acteurs qui manipulaient les fluides à vue plutôt que de les faire sortir d’eux grâce à des effets spéciaux ? Et si on disait qu’Irina avait une jambe cassée sans jouer littéralement la situation ? Ça change la perception. Ça devient étrange… Tout d’un coup, il y a des gens au plateau qui voient autre chose que ce qu’on voit depuis la salle. Surtout, on voit les acteurs jouer, un peu comme les enfants quand ils jouent au papa et à la maman dans la cour de récréation. C’est très enfantin, Copi… Très primitif. Pipi-caca. Mais si les acteurs prennent la situation vraiment au sérieux et s’ils y vont à fond dans le jeu, un peu comme dans Les Bonnes de Genet, alors le public peut y croire et la scène devient horrible ! L’avantage, c’est que cette horreur est construite avec la participation du spectateur qui accepte de se faire peur et d’entrer dans la ronde. Tant mieux. On le fait un peu taffer. Comme ça, il ne sera pas venu pour rien… 

Propos recueillis par Clément Ribes, éditeur, ancien directeur éditorial de Christian Bourgois éditeur, le 7 janvier 2022 pour le T2G – Théâtre de Gennevilliers

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