Entretien avec François Gremaud, par Mélanie Jouen

28 février 2022

Giselle… succède à Phèdre ! Quel sens donnez-vous aux signes de ponctuation qui différencient les titres de vos pièces des œuvres de référence ?

Phèdre ! a été écrite pour être jouée dans les lycées. En ponctuant le titre d’un point d’exclamation, j’ai voulu insuffler le désir et l’immédiateté d’une rencontre avec cette œuvre magistrale. J’ai souhaité caractériser autrement la seconde pièce et j’ai alors découvert que les points de suspension – qui portent en eux le caractère inexprimable d’un état d’âme ou appellent un terme complémentaire – sont apparus avec le romantisme dont Giselle marque l’apogée. Les signes de ponctuation marquent le fait que, si nous partons de l’œuvre originale, ce que nous concevons n’est pas l’interprétation ni même la réinterprétation de celle-ci. Phèdre ! et Giselle… sont bien autre chose que Phèdre et Giselle.

Ces points de suspension évoquent également la recherche que mène la 2b company sur l’expression d’une imperceptibilité, de ce qui tend à apparaître sans apparaître encore ou vraiment. Dans Giselle…, de quelle manière abordez-vous l’extériorisation de « l’ineffable de l’émotion » qui serait « le véritable sujet de la pièce » dites-vous ?

Les points de suspension portent en eux ce phénomène de disparition-apparition au cœur du destin de Giselle et du mythe des Wilis. Dans les pièces de la 2b company, je travaille toujours de manière indirecte cet « imperceptible » en créant les conditions qui favorisent la liberté de l’interprète. Cet état de « suspension » ou de « grâce » – éprouvé par les interprètes et dans lequel iels me plongent –, intervient lorsqu’iels maîtrisent absolument le temps et l’espace.

À ce propos, quel est votre rapport à la contrainte ? Phèdre ! et Giselle… répondent à un même principe qui consiste à réduire une pièce pour un interprète seul en scène et toutes deux s’inscrivent de manière oulipienne dans une symétrie presque radicale.

Je place mon travail dans la filiation de l’Oulipo dans le sens où je m’intéresse à la mécanique d’une œuvre, à la machine dramaturgique. Mes pièces ont leur propre structure faite de contraintes qui stimulent l’auteur-metteur en scène que je suis. J’écris beaucoup, de manière très fouillée. Structurer avec précision permet qu’advienne chez l’interprète une liberté, seule condition du sublime, de la grâce dont je parlais précédemment.

Ce que vous déployez spécifiquement pour ce projet s’apparenterait-il alors à un exercice de style ?

Oui, en quelque sorte. Phèdre ! était la réponse à une commande du Théâtre Vidy-Lausanne et l’occasion d’explorer cette œuvre que j’adore avec un acteur que j’admire, Romain Daroles. Giselle… est venue à moi après avoir rencontré Samantha van Wissen alors que je travaillais en tant que dramaturge avec Thomas Hauert. Lorsque j’ai compris que le personnage de Giselle est au ballet classique ce que celui de Phèdre est au théâtre, j’ai réalisé que je pouvais déplier un même protocole. En tant qu’artiste, s’appuyer sur un programme pour exercer ses compétences contribue aussi à réinventer sa pratique. Et puisque je ne connaissais pas le ballet classique, c’était assez joyeux pour moi de faire mes classes, à mon âge !

Ne pas connaître l’œuvre avant de la travailler représente une différence fondamentale avec la pièce de Racine, que vous approchiez en tant que fin connaisseur.

En effet, je portais sur le ballet classique des préjugés et, au final, aller à la rencontre de ce parent lointain, mal considéré, et faire sa connaissance, m’a plu. Lorsque j’ai compris d’où parlaient les artistes romantiques que l’on a beaucoup caricaturés, j’ai appris à apprécier leurs œuvres. Elleux aussi faisaient déjà le constat que le elleux aussi ont essayé d’insuffler un vent de liberté, de s’affranchir des mythes assénés en replaçant la nature et l’amour au cœur de la vie.

Comment avez-vous travaillé avec Samantha van Wissen, danseuse contemporaine, à l’appropriation de ce grand rôle classique, de ces rôles même ?

Par la paraphrase : nous avons identifié dans les danses emblématiques du ballet, une ligne mélodique que Samantha rejoue librement. Dans la pièce, elle commente souvent ce qu’elle fait en disant « je paraphrase un peu, mais c’est l’idée » et c’est exactement ça : nous gardons l’essentiel. Nous nous sommes appuyés également sur de précédentes interprétations des rôles : Myrtha est inspirée par une interprète très anguleuse du Bolchoï. Giselle, plus ronde, est insufflée par Natalia Makarova, qui formait un extraordinaire duo avec Mikhaïl Baryshnikov en 1977 à l’American Ballet Centre.

L’adaptation réalisée par Luca Antigagni est-elle également une “paraphrase” de l’œuvre musicale originale?

À partir d’un montage que j’ai fait, Luca a pris le parti de ne pas mener de déstructuration mais une élégante réinstrumentalisation en adossant à la flûte, à la harpe et au violon, un saxophone, instrument né en 1842, une année après la création de Giselle – rue Myrtha à Paris pour l’anecdote. Cette délicate modernisation apporte à l’œuvre une vivacité nouvelle qui m’enchante.

On retrouve aussi votre goût pour l’enchâssement de pièces ainsi que le trouble entre l’interprète et le personnage jouant lui-même un personnage : qu’explorez- vous à travers ces stratifications entre le réel et la fiction ?

Ce goût pour l’enchâssement a aussi à voir avec la machine dont je parlais précédemment. À partir du moment où l’on joue un personnage dans une pièce, l’on devient soi-même l’élément d’un système gouverné par le désir de l’auteur. Dans Giselle… – comme dans Phèdre ! – on finit sur ce constat : le personnage est bien Samantha, lui aussi sous le régime d’un démiurge.

On constate dans votre travail un intérêt pour les figures de l’admirateur-rice (d’une oeuvre) et de l’amateur-rice (qui aime le théâtre, le ballet). Si vous mentionnez l’importance de la joie et de l’idiotie dans votre approche, peut-on aussi parler de la prégnance de l’amour ?

Tout à fait ! Ces histoires parlent d’amour, ces oeuvres sont des déclarations d’amour de leurs auteurs à leurs interprètes et mon geste témoigne également de l’amour que j’ai pour ces arts vivants autant que pour les interprètes. Si j’aime le théâtre, c’est parce que des êtres humains sont capables de mettre ce « vivant » en mouvement au travers d’un acte généreux et risqué à la fois. Ça me bouleverse. D’ailleurs, j’écris pour les corps, les bouches, les voix, les accents de celleux qui jouent. S’il y a des parallèles et des similarités dans les textes de Phèdre ! et Giselle… la langue n’est pas la même puisque, par exemple, je ne peux écrire pareillement pour un natif du sud-ouest et pour une néerlandaise. C’est sûrement une attraction pour le corps et le phrasé qui font naître
en moi des personnages, des manières de dire spécifiques.

D’où vient cette attraction ? Car le corps et le phrasé sont souvent en jeu dans votre travail – je pense notamment à vos recherches au sein de GREMAUD/GURTNER/ BOVAY. Et d’ailleurs, quelle incidence a sur votre écriture le fait de travailler à partir?

Récemment, j’ai mis en relation le fait que mon travail s’appuie sur les corps, avec la surdité de mon frère. J’ai grandi avec la langue des signes et je suis imprégné de ses repères linguistiques, de l’articulation accentuée et des ancrages spatiaux. J’ai réalisé que, sur le plateau, si je dois toujours poser des lignes de temps et situer géographiquement un être ou un objet, c’est parce que c’est pour moi la seule manière de structurer ma pensée, d’ordonner mon discours, de faire comprendre une idée tout simplement. Giselle… est la rencontre entre cette langue, la pantomime un peu désuète héritée du ballet et le langage chorégraphique extrêmement libre de Samantha.

Vous avez précédemment évoqué la joie, quelle place occupe-t-elle dans cette tragédie que vous qualifiez de comédie-ballet ?

Théophile Gautier voyait Giselle – inspirée par Carlotta Grisi qu’il aimait – non comme une victime mais comme une jeune fille forte, joyeuse, libre. Nous avons donc adopté un regard éloigné du point de vue misogyne qui a souvent été de mise. J’ai écrit à partir des témoignages de ballerines que nous avons interrogées et qui, pour la plupart, désirent ou aiment interpréter ce rôle principal, l’un des rares qui soit un être bien réel et non fantastique, du moins dans la première partie. Notre ambition est de porter cette joie profonde qui réside à la fois dans le personnage même de Giselle, dans mon approche et dans l’étonnement dont Samantha elle-même témoigne. Danseuse, elle a toujours rêvé d’être comédienne et il y a une joie commune dans notre échange de pratiques.

Vous abordez l’œuvre à travers son contexte de création, sa fable, son esthétique : quel rapport au savoir développez-vous ?

Ce didactisme découle de ma curiosité : j’aime partager l’étonnement. Actuellement, dans le spectacle vivant, on se prévaut de déconstruire les idées reçues et on revendique l’interdisciplinarité. Or je reconnais avoir eu jusqu’alors des préjugés sur le ballet classique et ignoré que le ballet est né dans le théâtre de Molière… Aller au-delà de notre jugement est un geste joyeux, empathique. Un geste qui pourrait être extrapolé à la rencontre avec toute altérité, qu’il s’agisse d’une personne, d’une croyance, d’une pensée.

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