1. Le texte et le silence
Le récit, écrit à la première personne, permet au comédien de faire un travail particulier. Car il est question d’un être particulier et d’une période de sa vie. Le comédien peut, grâce à ce texte et indépendamment de l’intérêt philosophique et sociologique, faire un travail de recherche en parallèle. Beckett était un écrivain hors-norme, qui écrit des textes hors-norme et permet donc un travail de recherche fabuleux.
Ce travail de recherche sur lequel je travaille depuis quelques années consiste :
• À ne pas travailler avec les sentiments (expressions d’intentions) mais d’avantage avec les émotions (sensations négatives) et surtout avec les résonances (sensations positives)
• À ne pas travailler avec le texte, les mots mais avec les sons et le silence
• À ne pas travailler avec les objets, le décor, les murs ou le plancher mais avec le vide et l’espace.
2. Le texte et la forme
Je considère les sentiments, les objets, les décors comme forme, neutre, non porteuse de pensée et même d’intentions. C’est en effet au comédien, porteur de pensée, de donner un sens à la matière visible et audible autour de lui. C’est à lui de donner une intention et de faire comprendre au public comment percevoir la représentation. La matière mise en forme est seulement porteuse de concepts. Les concepts théâtraux étant des idées acceptées de tous. Consensuels. Un nom et une fonction sont déterminés aux objets. Ils sont énergie mise en forme.
« Mais la pensée non exprimée ou en cours d’expression n’est pas encore forme »
L’émotion, son énergie, son intention, chacune et chacun s’en rend compte comme spectateur, est plus grande. Elle est infiniment plus percutante que celle du sentiment. Les sentiments se montrent dans le jeu. Ils se jouent. Ils sont donc matière. La gaîté. L’étonnement. La contrariété… L’émotion se ressent. Le comédien sait que l’énergie des sentiments, qu’on peut entendre et voir est infiniment moins précise. Et au-delà de la forme il y a autre chose que la forme. Un texte qui n’est pas tout de suite compréhensible (Ulysse de Joyce) ne comporte pas de forme claire et forte car le contenu prend plus de place. Ce ne sont pas les sentiments qui sont privilégiés. Ni même l’émotion.
3. Le texte et le vide
Ma recherche en cours est de m’appuyer sur le vide, là où dans le jeu se trouve le plus d’énergie. Elle peut être comprise et structurée en pensée et sens, afin de la transmettre.
Ma démarche technique et artistique pour dire ce texte de Beckett et le faire résonner consiste à dire les silences. Silences entre les phrases, entre les mots. Les sons qui composent chaque mot ou les sons produits par les actions, les pas, etc… ne sont pas continus. En effet, à l’intérieur d’un mot il y a plus de silences que de sons, aussi étrange que cela puisse paraître. Et c’est en allant à l’intérieur du mot, entre les sons qui le compose, que je me concentre, afin de m’appliquer à dire, ou à laisser la place qu’il convient au vide entre les sons.
4. Le texte et l’espace
Je désire, aller dans la même radicalité du texte mais transposée théâtralement et traduite à travers le savoir-faire du comédien. La quête de l’inaudible, si chère à Beckett, l’expression de l’invisible.
Exprimer le silence et l’invisible, pour en faire de la matière sans la définir. Sans l’obliger à être entendue et vue comme le veut le comédien. Malgré le travail des répétitions. Je veux aller vers l’expression d’un paradoxe, l’expression d’une simplicité et d’une radicalité. Et donner la possibilité à l’observateur d’être aussi acteur de la représentation par son regard et sa vision.
Il est donc question d’un certain refus de la mise en forme ou d’un trop de mise en forme. D’aller vers une forme épurée et fidèle au texte.
Je crois que dans Premier amour, le comédien doit donner forme à l’inaudible et à l’invisible, tout au moins autant qu’à l’audible et au visible. Car dans ce travail théâtral nous recherchons et voulons donner forme à la vie du moment scénique.
« Même si le comédien est vivant sur la scène, il nous faut définir sa vie. Déterminer les circonstances. Le temps. Le lieu. Non parce que cela peut aider à la compréhension, mais parce qu’il faut dire qu’elle est l’identité de cette vie, de ces vies, de ces êtres sur scène. C’est ainsi que la forme prend, peu à peu dans le temps de la représentation, et que les spectateurs peuvent au fur et à mesure s’identifier et vivre la vie du comédien comme la leur. »
Premier amour nous donne la certitude que ce n’est pas la forme le plus important, mais celle qui est en devenir, qui se crée en notre présence. Le spectateur est ému de la forme que prend le silence et l’espace, donc ce qui n’avait pas de forme au départ, et qui est énergie puisque cela devient forme.
Cette forme, ces formes, sont celles du présent, de l’instant présent. Elles n’étaient pas là avant le début de la représentation. Elles n’existaient pas. C’est ainsi que le spectateur devient, comme le comédien, créateur.
« C’était sans forme, sans âge, sans vie presque, cela pouvait être une vieille femme ou une petite fille »
5. La forme est prétexte
Les sentiments qui sont à jouer, qui sont de la forme puisqu’ils sont exprimés visuellement, sont l’état dans lequel se trouve le personnage dans une situation donnée et jouée par les comédiens. Les situations sont décrites dans toute pièce de théâtre et donc font partie de ce qui existait déjà avant la représentation. Les silences et le non visible n’existent pas en tant que forme. Là est la différence. L’écriture de Beckett est ainsi faite. Et puisqu’ensemble, scène et salle, acteurs et spectateurs vont créer de la forme et du sens à partir du silence et de l’invisible, puisque tous vont devenir créateurs, il faut bien y croire. Croire au présent, à ce qui se déroule au présent de la représentation, là où nous sommes.
Je peux, en résumé, dire que le comédien est, avec les spectateurs, – pour autant que le processus soit celui décrit ci-dessus – un faiseur de forme. À partir de rien, du vide, il fait des formes. Décrites comme sons, mots, phrases, texte. Gestes, mouvements, déplacements, émotions… Le comédien est dans l’action. L’action de la création de la forme.
Cette forme est d’autant plus l’œuvre de tous, que chacun peut s’y reconnaître. Elle est reconnue par chacun comme sienne. Et pourtant elle est commune. Plus la forme est déterminée, plus elle universelle.
Elle est au départ ce qui est vie et qu’on ne peut nommer car c’est sans forme, et devient peu à peu matière et forme qu’on peut nommer, définir et identifier.
Ainsi en cours de représentation, dans un espace vide ou apparemment vide, l’histoire racontée (le texte) est prise en considération par le comédien comme une information qui se complète et se précise au cours du temps de la représentation et cette information devient matière et forme.
La forme est le prolongement de la matière. C’est de la matière faite sens. C’est le prolongement d’une masse d’information, le texte, qui se révèle et prend forme. Elle est la révélation d’une pensée qui se construit au même temps que le texte.
Ce processus est possible pour le comédien, et c’est là que le texte Premier amour est important, car il permet cette recherche et cette application, puisque le personnage est porteur d’une folie, d’un comportement qui est considéré comme tel. Cette folie n’est qu’un autre état de conscience. Et il permet de jouer non pas la forme, à savoir le texte, les sentiments, les objets et décor, mais, a contrario, le silence, le vide.
6. Le rythme du silence
Le rythme est déterminé alors par les silences et non par la rythmique du texte. Le rythme doit être juste et précis dès le départ car il contribue à la mise en forme. Il faut, avec un texte comme Premier amour, être conscient de l’importance des silences et pouvoir leur donner l’importance qui leur revient. Il faut aussi pouvoir les maîtriser, les charger, les intensifier ou les ramener à un état neutre.
7. L’émotion chez Beckett
Chez Beckett, l’émotion est comme une vague sans cesse grandissante. Le personnage se retient comme une brute et au lieu de s’abandonner à l’émotion, il se met brièvement en attente. Certains diront que l’émotion juste est une onde que le comédien est censé retrouvé à tout moment quand nécessaire. C’est le travail sur le moment le plus profond, ou le plus universel, ou le plus commun à tous de la pièce, le moment de la pièce où chacune et chacun s’identifient le plus exactement au personnage, là où tous se reconnaissent, où se trouve l’émotion la plus juste. Il faut donc reconnaître ce moment au cours du travail et lui donner sens. Après quoi, l’émotion peut être reproduite en amont, peu à peu, elle peut venir et gagner le comédien et la salle, pour autant que le comédien s’occupe à la transmettre et non seulement à la vivre, seul.
8. Beckett, notre contemporain
Il y a ici une rupture avec le théâtre traditionnel actuel, le théâtre contemporain pour qui le théâtre doit être producteur de forme et même parfois que forme dénuée d’émotion.
Beckett est bel et bien un écrivain qui nous contraint heureusement à remettre en cause notre vision de l’art aussi actuelle et moderne soit-elle. Il est plus contemporain que notre théâtre contemporain.
Dans Premier amour, Beckett nous démontre que la forme est neutre et que seule notre pensée, la perception de celle-ci lui donne une valeur. Mais la forme est matière et elle est énergie et sens, tout comme elle est spiritualité puisqu’elle est reconnaissable de tous. Elle est un prolongement de l’émotion. Et sans émotion, pas de forme. Une forme sans émotion n’existe pas. Car la forme n’est que la manifestation d’une infime partie du temps de la représentation.
Démontrer que la forme est le plus important c’est travailler à démontrer que la forme, le spectacle présenté, n’a pas besoin d’émotion et ne pas nous raconter d’histoire ou ne pas donner lieu à des rapports et des relations sur la scène.
Mais Beckett va plus loin encore dans Premier amour, il va jusqu’à nous proposer d’avantage que l’émotion.
9. Jouer Premier amour
Il vaut mieux que le comédien soit moins au service de la forme afin d’être plus à l’écoute de ce que le texte produit, en lui et dans la salle. Le bon sens voudrait que le comédien soit parfaitement au service de l’histoire, de ce que le personnage raconte, pour pouvoir être le plus clair possible et permettre au spectateur de mieux suivre le déroulement du récit.
Mais il est évident que ce que le personnage fait c’est utiliser des mots et une forme choisie pour faire entendre au spectateur son expérience de la folie et faire comprendre ainsi, parallèlement au récit, le paradoxe, c’est-à-dire, l’incroyable bon sens et raison dont il fait preuve, malgré sa folie, pour que la complexité d’un aspect de la vie humaine nous parvienne. Cela aussi donc, à travers le récit raconté par un fou, par le génie de sa folie, qui trouve le moyen de dire l’innommable, comme dit Beckett, et enfin par l’émotionnel qui permet au spectateur de s’identifier au personnage et de rendre sa complexité universelle et non plus personnelle. Toutes les informations données depuis le début de la représentation prennent sens et consistance à la venue de l’émotion. Ce n’est pas la compréhension du texte mais son ressenti, ni les objets et le décor mais ce qui existe entre eux, ni les sentiments mais les émotions qui sont nécessaires pour faire une expérience commune dans un théâtre.
C’est en effet, nous dit Beckett, la matière donc la forme qui est une émanation de la vie, et l’émotion ou la résonnance, qui nous permettent de déterminer et dire le moment de vie ou l’expérience de vie en cours.
« En cours », car toute représentation se déroule toujours dans un temps « présent ». Il faut donc déterminer le moins possible, le strict nécessaire de ce qui va être jouer et représenté sur la scène, afin d’être le plus réceptif. Lorsque Jérôme Lindon lit Premier amour laissé dans un tiroir par Beckett, il lui propose de mettre au propre le texte. Beckett dira, c’est à partir de là que j’ai découvert ma folie et qu’il me fallait écrire comme tel et ne pas chercher me normaliser ni à normaliser mon écriture. Tout questionnement sur l’existence et la vie, dans une pièce de théâtre, dans un récit, est à l’intérieur de la matière, du texte. C’est un prolongement d’un auteur. Il y a en effet dans une pièce de théâtre la possibilité de se connecter avec le besoin de l’auteur d’écrire ce texte ou de se prolonger en ce texte. Mais en l’état, un livre, un texte n’est que de la matière, un prolongement de rien, du vide. Ce vide devient en cours de travail, d’abord consistance, matière. Pour donner forme à cette matière il faut comprendre quelle est cette matière, et pour faire comprendre le pourquoi de l’existence de cette matière faite forme, il faut l’émotion qui est le moyen de donner sens à l’existence de la représentation. La folie du personnage de Premier amour n’est pas une coupure avec le monde, elle consiste à donner de l’émotion au vide sans en faire par la matière et la mise en forme, pour permettre au spectateur de créer la matière et la forme. Le personnage transmet de l’émotion sans matière et forme. Et ce n’est qu’après avoir reçu de l’émotion que le spectateur crée et comprend la forme.
— Xavier Fernandez-Cavada