Cry – Note d’intention

23 novembre 2021

En 2017, Lena Kitsopoulou est invitée pour la troisième fois au Théâtre Saint- Gervais. Cette fois-ci l’idée n’est pas d’accueillir un de ses spectacles grecs, mais d’imaginer une création originale avec une équipe d’acteur·trice·s hellénophones de la région genevoise.

Lena et moi échangeons plusieurs mails avant son arrivée en Suisse, autour de fragments de textes, de thématiques que nous souhaitons traiter avec cette création. Rapidement s’impose l’envie d’explorer la question de la tolérance, de la politesse et de la tyrannie de devoir rester poli même dans des situations extrêmes. Le résultat est intitulé CRY, fort comme un cri, un texte direct, drôle, cynique et profond dans toute la banalité de son discours.

Tu as grignoté, bu et tu es parti. C’est tout. Tu as vu ce qu’il y avait à voir. Tu t’es amusé, dansé, fait la fête, pars maintenant. Parti.

Tu as fait deux enfants et voilà, c’est bien. C’est fini. Comme le vent. Il souffle puis s’en va. Tu es arrivé, tu es parti. Et c’est tout. Tu n’as pas eu le temps.

A peine arrivé, à peine tombé malade et après parti. Né, grandi, vieilli, parti. Qu’est-ce que tu croyais?

CRY est un cri d’arrivée et de départ, aussi : vous êtes venus, vous avez passé un moment riche en émotion, ça ne peut pas continuer indéfiniment, à un moment donné il faut partir. A un moment donné la performance doit s’achever. Comme dans la vie.

Avec Lena nous avons décidé de redonner la voix au texte de CRY, approfondir et à la fois tirer ce travail encore plus loin ainsi que revivre encore une fois ce plaisir de notre collaboration.

— Anna Lemonaki

LA THÉMATIQUE

Cette pièce explore le basculement de la politesse à la violence. Elle pose une question provocante, mais à laquelle nous avons toutes et tous été confronté un jour, de près ou de loin, directement ou indirectement, dans nos sociétés où les mœurs ont été progressivement « civilisées », pour reprendre la belle formule du sociologue Norbert Elias (La civilisation des mœurs, 1973, Paris, Calmann-Lévy).

Qu’est-ce qui se passe lorsque la politesse ne parvient plus à prévenir les tensions et à nous épargner la gêne, mais encourage soudain l’oppression ? Ou encore, lorsqu’une politesse excessive nous conduit à subir une situation qu’il ne fallait pas subir ?

La politesse

Dans nos sociétés occidentales policées, les codes de la politesse nous accompagnent et nous encadrent dès notre plus jeune âge. Paradoxalement, on apprend quand et comment dire merci, mais pas éviter de devenir victime de notre propre politesse. Qu’est-ce qui se produit quand les participants à une conversation en apparence banale perdent la capacité à respecter ces codes, c’est-à-dire quand ils ont multiplié les gestes et les paroles de déférence à tel point qu’ils en perdent la référence à leur commune humanité ?

CRY met en scène des personnages hautement représentatifs de cette « tyrannie de la politesse », qui, à un moment donné, rend la situation d’interaction en huis clos si insupportable que ces personnages basculent dans la violence extrême et le meurtre.

Photo du spectacle CRY d'Anna Lemonaki et Lena Kitsopoulou, © Sébastien Monachon

Aussi éloignée de nous qu’elle puisse paraître au premier abord, cette situation trouve pourtant un écho particulier en Suisse, ce petit pays où la politesse et la discrétion sont non seulement centrales dans l’éducation, mais se sont même vues ériger en « carte de visite » sur la scène diplomatique internationale. Nos plus brillants écrivains ne s’y sont pas trompés, et n’ont pas manqué de railler la propension de l’Helvète à se tenir à l’écart de tout conflit, au prix parfois d’une certaine bassesse morale, comme l’a souligné Charles Ferdinand Ramuz dans sa célèbre Lettre à Denis de Rougemont (publiée en 1937 dans la revue Esprit) :

« Les “Suisses” (si le mot a quelque sens et j’entends seulement désigner par là l’ensemble des individus qui appartiennent politiquement à la Suisse) sont sans doute proprets, soigneux, consciencieux, mais c’est aussi qu’ils sont mesquins. Ils sont actifs, mais au-dedans de leur territoire; ils se replient sur eux-mêmes par souci de leur tranquillité. (…) Riches par en bas, pauvres par en haut, les “Suisses” (s’ils existent) seraient de braves gens qui ne s’occuperaient pas d’autrui, à seule fin d’éviter qu’autrui ne s’occupe d’eux. »

L’évitement du conflit et la violence

La violence a toujours pris des formes diverses et variées, de la violence verbale à la violence physique, émotionnelle, psychologique et symbolique (notamment institutionnelle). Son ombre plane inévitablement sur les situations d’interaction en face-à-face, bien que les normes de pudeur et d’évitement du conflit soient profondément enracinées en nous. Que faire quand la personne A parle à côté de nous, à haute voix, et ne s’arrête pas ? A-t-on le droit de lui demander d’arrêter pour préserver notre tranquillité d’esprit, ou est-ce mal, parce qu’il faut laisser l’autre dire ce qu’il a envie de dire, au nom de la liberté d’opinion et d’expression ? Qui domine la liberté de l’autre ? Celui ou celle – disons que c’est la personne B – qui tolère le monopole de la parole par l’autre jusqu’à ce qu’il ou elle n’en puisse plus ? Ou celui ou celle qui monopolise l’espace sonore sans égard pour la présence d’autrui, c’est-à-dire ce sinistre personnage que nous avons baptisé A ? Peut-on faire ce qu’on veut faire parce que l’important c’est de se sentir libre d’agir, d’exister, de s’exprimer, ou doit-on s’adapter sans cesse aux besoins de l’autre ? Qu’est-ce qui peut bien se passer quand la personne B demande gentiment à la personne A d’arrêter ?

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