Chambre avec vieux – Note d’intention

09 mars 2022

Dans leur chair

Le confinement m’a donné à penser. Dans un premier temps, je me suis senti comme un vieux dans un home, bienveillamment emprisonné, déculpabilisé de mon inactivité par une oisiveté forcée. Puis, l’image du vieux toujours en tête, je me suis mis à ressentir ce que serait cette captivité si elle était éternelle et déclinante. J’ai imaginé une prison où j’étais condamné à subir le temps sans pouvoir me projeter, un endroit où je devais « attendre que ça passe » indéfiniment. Mes meubles, les photos au mur, les casseroles de la cuisine se figeaient autour de moi alors que je ne cessais de vieillir, sans autre alternative possible qu’attendre la mort. J’ai peut-être ressenti ce qu’on appelle la vieillesse et n’ai pu m’empêcher de faire le parallèle avec notre situation d’humains du 21ème siècle. Parce qu’il nous est raisonnablement impossible de nous projeter à plus de 50ans d’aujourd’hui et parce que nous sommes tous déjà des vieux en sursis dans des homes en surchauffe – sur le point de s’effondrer. Comment continuer en sachant que tout ne sera que déclin, est-ce que le maigre espoir d’un monde vivable pour ceux qui survivront suffit à ne pas sombrer ? Porté par cette question, il m’est venu le besoin de faire une création avec des octogénaires.

Jusqu’à il n’y a pas si longtemps, nous nous reposions sur leur sagesse pour envisager le futur. Riches de ce qu’ils avaient traversé, de leurs combats et de leur expérience, ils bénéficiaient d’une aura et nous pouvions les envisager comme des guides bienveillants dans un monde à construire. Mais ce monde périclite, et en partie à cause d’eux. Ils ne peuvent plus nous donner les clés pour affronter un avenir qu’ils ont pourris. Alors, aigris et parqués dans leurs homes, ils attendent Noël pour que leur descendance leur confirme qu’ils ont bien existé -les derniers vieux que nous allons voir sont ceux qui nous ont nourris et aimés car seules la tendresse et la reconnaissance justifient une visite.

Dans le spectacle que je propose de créer, je veux leur donner une nouvelle place. Si, par le passé, c’était la transmission de leur vécu qui pouvait nous enrichir, maintenant c’est leur présent, c’est parce qu’ils savent dans leur chair ce qu’est un avenir sans futur qu’ils peuvent redevenir des guides. Ils sont condamnés à vivre un long temps où leur seule perspective est la mort. Ce « long temps » de décrépitude m’intéresse, il est celui de notre monde. Il y a certainement dans leur manière de l’appréhender matière à nous penser, à nous remettre en question et donc, à leur redonner une place.

Évidemment, il existe, de Jankélévitch à Yourcenar, l’idée d’une acceptation joyeuse et solaire de la mort après une vie enrichissante. Quoi de plus heureux que de partir en accord avec la nature, les siens, son passé pour rejoindre le grand tout ou je ne sais quoi ? Il me semble que c’est malheureusement un modèle obsolète en temps de crise, il me semble que si je regarde autour de moi, rares sont les personnes âgées que j’aimerai devenir et rares sont celles qui ont une place réelle dans la société.

Aussi, je veux travailler sur le personnage mythologique de Tithon. Tithon, fils de Laomédon, frère aîné de Priam, est l’homme le plus beau sur terre. Aurore le voit. Elle l’enlève. Elle l’aime. Elle supplie Zeus d’accorder l’immortalité à son amant. Zeus l’accorde au plus beau des hommes. Mais en formulant la demande, dans sa hâte, Aurore omet de préciser la jeunesse. Aussi, tandis que son amante demeure identique à elle-même, Tithon vieilli et se ratatine. Le matin, comme elle n’a pu assouvir son désir avec la minuscule poupée qu’est devenu son mari, la déesse pleure. Les larmes d’Aurore forment les gouttes de la rosée. Puis Aurore doit le mettre, comme un enfant gazouillant, dans une corbeille d’osier. Quand le corps de son si vieil amant n’est pas plus long qu’un doigt, elle le transforme en cigale et le suspend à une branche dans une cage, elle regarde son petit mari qui chante sans finir.

tableau de Louis Jean François Lagrenée illustrant le Mythe de Tithon
Aurore et Tithon, Louis Jean François Lagrenée, 1763

Une question

Dans le grand âge exalté
Avançant d’un rire étouffé
Tithon se souvint horrifié
Du jeune homme à l’aurore accouplé
Ménandre

Dans Chambre avec vieux il s’agira donc de se poser une seule question et d’essayer d’y répondre par le plateau : comment survivre lorsqu’on ne peut plus se projeter, lorsque jeune, nous sommes déjà condamnés à l’agonie, comme des vieux en stand-by dans un home ? Je fais le pari que les personnes âgées peuvent nous enrichir et que leurs expériences individuelles peuvent nourrir notre présent collectif. J’aimerais savoir ce qu’ils/elles ont à nous dire de leur présent et de leurs aspirations. Leur passé ne doit plus nous intéresser, c’est une période définitivement révolue, un livre de photos-souvenirs. Par contre, où trouvent-t-ils la force d’avancer ? Que font-ils dans leurs homes, de quoi rêvent-ils, qu’est-ce qui les tient en vie sinon l’habitude ? Le mythe nous dit que Tithon fût désirant pendant et malgré sa déchéance, que même petit et ratatiné son envie d’Aurore subsistait, effroyable torture. Le travail à faire sur nous-mêmes pour supporter le déclin à venir ne peut-il être que l’acceptation, une suite d’abdications du désir et de la volonté pour ne devenir que bruit de fond, à l’instar de Tithon-criquet ? Jankélévitch dans l’irréversible et la nostalgie parle de « consentement joyeux de l’homme à l’avenir, au futur ». Faut-il travailler à devenir un criquet joyeux au milieu des ruines ? Est-ce que les pistes proposées à l’échelle d’un homme par les penseurs et artistes que j’aime – l’acceptation solaire – peuvent fonctionner à l’échelle d’une société, ou d’une microsociété ? Peut-on raisonnablement proposer à la jeunesse cette seule alternative ? il me semble clairement que non et que le théâtre se doit d’être le champ où nous nous essayerons à d’autres voies, expérimenterons d’autres possibles.

Par exemple…

Nous allons raconter le mythe par un processus d’écriture de plateau incluant des jeunes et des vieux comédiens. Nous nous appuierons sur leurs expériences personnelles pour nous demander qu’est-ce qu’être Tithon, qu’est-ce qu’une agonie sans fin où nous perdrions tout nos potentiels alors que le désir survivrait ? C’est en ceci que le mythe est contemporain à mes yeux. Le désir de vie, de sexe, de jeunesse et la décrépitude éternelle, la damnation, sont incarnés dans un même être simultanément, à un même moment. Tout comme pour notre jeunesse contemporaine qui doit vivre une mortelle dégradation de son environnement tout en étant propulsée par l’envie d’aimer et de vivre propre à son âge. Ce profond paradoxe est un déchirement violent qui doit prendre la forme d’un cri, et j’aimerais que notre spectacle soit ce cri.

Notre saga mythologie en chambre sera découpée en 5 tableaux. Ceux-ci, tout en nous faisant avancer chronologiquement dans le récit du mythe, nous permettront de développer les thèmes abordés précédemment. Les extraits de textes donnés ci-dessous ne sont absolument pas définitifs, ils sont là pour donner un ton et servir de matériaux au travail à venir. Il me semble nécessaire d’avoir ce micro-synopsis pour penser et construire le spectacle à venir.

— Fabrice Gorgerat, novembre 2020

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