Avant la retraite – Note d’intention

01 janvier 2022

DRAMATURGIE

Contexte

Le rêve du retour de l’ordre nazi des choses est dans la pièce un espoir formulé dans la semi-clandestinité d’une conjuration familiale recluse et frustrée. Mais jusqu’à quand ? À travers l’attente du moment où il sera redevenu possible de fêter l’anniversaire de Himmler en plein jour, se pose la question de la possibilité de proférer en public certaines opinions politiques… Le texte résonne bien sûr avec des problématiques actuelles telles que la montée des extrêmes droites, l’urgence écologique, les méfaits du capitalisme, le racisme ambiant et la stigmatisation de l’autre, la banalisation de propos autrefois tabous qui aujourd’hui remplissent volontiers l’espace social et médiatique, la diffusion et la contamination de la peur, ou encore la montée de la crise économique. Il y a aussi des parallèles à établir entre la manière dont l’Autriche et la Suisse ont affronté (ou non) l’après-guerre et la reconnaissance de leurs responsabilités dans ce à quoi, parfois indirectement, ils ont participé… Tout en considérant qu’en France aussi bien sûr, où l’on aime se gargariser d’un glorieux passé de résistance, flotte la tentation du déni. Ce sont là des thèmes centraux que Thomas Bernhard, avec l’humour et la méchanceté qui lui sont propres, nous permet de remettre sur le tapis, de revisiter, de réécouter. Nous soupçonnons qu’après une franche et douloureuse rigolade, il y aura matière à laisser sonner dans la salle un écho glaçant, un écho qui mette en question notre héritage certes, mais surtout notre participation à l’Histoire qui est en train de se passer aujourd’hui.

Le drame familial – cruauté domestique

Nazi ou pas, on observe qu’au sein de cette famille comme de beaucoup d’autres, on tient quotidiennement des propos qui servent d’attaques et de contre-attaques dans des guerres domestiques intarissables. D’autres fois, la parole prend la forme de vrai-faux monologues où l’autre est nié, d’auto- encouragements égotistes et répétitifs où chacun assure sa propre survie au dépens de celui qui est là pour l’écouter. C’est à se demander si les sempiternelles conflits pseudo-politiques ou les interprétations ressassées du passé familial ne sont pas là essentiellement pour combler le vide et le désarroi de trois existences morbides, pour lesquelles une bataille, même vaine, est toujours mieux que la pensée obsédante de sa propre insignifiance.

C’est à se demander si Vera a d’autres objectifs, quand elle lance un sujet, que de passer le temps
à tout prix, ou de briser avec des mots usés les silences inquisiteurs de sa sœur… Dans les deux cas, et plus généralement entre les trois personnages durant toute la pièce, les échanges sont infectés par les regrets, les espoirs faisandés et la répétition bernhardienne, qui devient peu à peu aussi insupportable que jubilatoire. Ce dont on ne doute pas et qui nous fait mal, c’est que l’issue en soit ridicule et pathétique.

Empathie et identification

Nous avons été immédiatement séduits par la matière de jeu proposée par la pièce, par le potentiel de situations grotesques et de propos insoutenables, arrachant le rire à force d’horreurs proférées. Mais le contraste avec la complexité des personnages et de leurs relations fait d’Avant la retraite une œuvre complète, fascinante. Ils sont pourris, incestueux et nazis, toxiques les uns pour les autres, mais il reste possible de s’identifier à eux. Le mystère consiste probablement à déterminer pourquoi. Parce qu’ils se débattent pour exister ? Parce qu’ils envisagent leur propre fin avec une appréhension et un désarroi parfaitement humain? Parce qu’on leur reconnaît un fond de bonnes intentions et le sentiment de leur propre impuissance ? Parce qu’ils sont vieux et qu’ils ont peur? Parce que c’est une famille? Ou parce que leurs propos et leurs regrets ne nous sont pas tous étrangers ?

MÉTHODOLOGIE

La première étape du travail a consisté à traduire le texte collectivement, sous la direction de Camille Lüscher, traductrice de l’allemand, et Delphine Abrecht, chercheuse en littérature. Nous avons envisagé ce travail de six mois comme une première phase intensive d’étude dramaturgique, dans ce qu’il a pu ouvrir comme pistes de compréhension et d’interprétation. En parallèle, nous avons invité plusieurs intervenants pour nourrir aussi bien notre travail de traduction qu’un travail dramaturgique de fond. Giorgio Palma, philosophe autrichien spécialiste de Thomas Bernhard, nous a ainsi entretenu de ses connaissances sur l’auteur et du contexte historique et biographique duquel a émergé la pièce Avant la retraite, dont l’auteur disait d’ailleurs qu’elle était sa préférée. Nous misons beaucoup sur la compréhension des enjeux pour élaborer et nourrir le jeu, et ce d’autant plus que nous misons beaucoup sur le jeu lui-même. Il s’agit de construire un socle stable sur lequel on puisse laisser libre cours à notre appétit pour la démesure et la farce ; c’est en définitive cette dichotomie qui saura emmener les spectateurs dans la jubilation du cauchemar bernhardien. C’est dans cette perspective que nous avons également invité Frank Vercruyssen (tg STAN) et Giles Foreman (auteur, metteur en scène et directeur d’acteur).

SCÉNOGRAPHIE, COSTUMES, MUSIQUE

Projet scénographique

Le projet de scénographie met en jeu des éléments de théâtre classique et un intérieur bourgeois relativement réaliste. Les espaces cohabitent et communiquent à travers une porte-fenêtre, tel qu’indiqué par Bernhard dans ses didascalies. Le tout est entouré d’un rideau rouge de forme ovale qui rend palpable l’enfermement des trois personnages.

Photo de scène du spectacle AVANT LA RETRAITE de Marion Duval, Camille Mermet, Aurélien Patouillard, © Dorothée Thébert Filliger
Costumes et maquillage

Les corps sont subtilement affaissés et grossis, les visages sont vieillis, les cheveux grisés. Il s’agit de profiter des artifices du théâtre pour raconter la fable et métamorphoser nos corps. Cette plongée dans nos propres vieillissements nous soulage en tant qu’interprètes d’une composition trop poussée, nous permet de nous concentrer sur l’identification à nos personnages nazis, incestueux ou handicapés.

Musique

Nous nous mettons au violon, au violoncelle et au piano pour l’occasion. La plongée dans l’univers bernhardien et dans la culture classique bourgeoise nous a poussés à sortir de nos plate-bandes et à nous imaginer de vrais solistes. Quoi de mieux que Mozart et sa Petite Musique de Nuit pour faire revivre les murs par la musique ? Ici encore nous prenons à notre compte les motivations des personnages, coûte que coûte.

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