A propos de «Tomason»

28 octobre 2021

Ce projet de recherche de la Manufacture propose d’utiliser les outils de l’enquête en géographie sociale et ceux de la direction d’acteurs comme méthode pour inventer une écriture théâtrale de la nostalgie. Celle-ci évoque un processus de réactivation du passé dans le moment et le lieu présents. Pour y parvenir, nous faisons appel à un courant de la géographie des fantômes qui définit le concept de « tomason ». Ce concept désigne des objets du paysage urbain ayant perdu leur fonction et par là étant devenus anachroniques : nous entendons alors observer, collecter, questionner ces anachronismes du bâti pour aller vers les mémoires entremêlées des habitants, ces fantômes qui cohabitent dans les lieux de sociabilité.

Il s’agit ainsi de mettre en œuvre les procédés qui nous permettront de développer l’agilité des membres de l’équipe pour devenir des « chasseurs de fantômes » dans le quartier de Saint-Gervais, à Genève. Entretiens, témoignages, récits de vie, cartes mentales, lettres, anecdotes forment les éléments d’une juxtaposition narrative qui permettra, à partir d’une forme performative, de mettre en lumière la spatialité des mémoires des groupes sociaux passés et présents qui s’entrechoquent dans un même lieu.

Cette recherche s’inscrit dans une démarche au long cours qui tente de faire des ponts entre théâtre et géographie sociale pour analyser et performer les mémoires, les conflits, les arrangements et les pratiques qui cohabitent dans les lieux. 

Un projet porté par:

→ Sarah Calcine, comédienne et metteure en scène (diplômée Manufacture 2015)
→ Florian Opillard, géographe
→ Géraldine Chollet, chorégraphe
→ Claire de Ribaupierre, dramaturge
→ Bartek Sozanski, comédien, assistant d’enseignement et de recherche
→ Lisa Veyrier, comédienne, assistante d’enseignement et de recherche
→ Audrey Bersier, artiste sonore
→ Danae Dario, comédienne

À PROPOS DES TOMASONS… 

« Les thomassons ont été inventés par Genpei Akasegawa, néo-dadaïste japonais. Ce sont des éléments insolites du paysage urbain, tels un escalier qui ne mène nulle part, un poteau sans fonction, etc., qui échappent à l’ordre utilitaire de la ville contemporaine et acquièrent de ce fait un statut ironique d’œuvre d’art.  Au contraire du monument, dispositif destiné à entretenir le souvenir, ou à la ruine, dont la persistance même fait, dans la tradition occidentale, une allégorie surchargée de sens, le thomasson, par son côté absurde, n’est le signe que de la disparition du contexte qui lui donnait un sens. Il est moins mémoire d’un passé identifié que signe d’une disparition presque abstraite. Là ou la ruine entretient le souvenir, le thomasson signale l’oubli. Du fantôme, le thomasson a l’étrangeté, le caractère hors du Monde, le lien avec un passé obscur. Passager clandestin de la ville moderne, il en hante les interstices, ne se dévoilant qu’à ceux qui le cherchent. Le motif du fantôme est expressément développé par Akasegawa, qui explique que voir un thomasson est comme voir un fantôme, le fantôme de l’espace lui-même. » « Monuments intimes : les thomassons, témoins modestes des mutations contemporaines de l’urbanité », conférence de Henri Desbois, Professeur à l’Université de Nanterre  

« Les tomasons sont la conséquence du changement de l’espace. En ce sens, ils sont caractéristiques de nos espaces urbains puisque ceux-ci sont soumis au changement. Les tomasons sont accidentels. Ils ont été oubliés lors d’une phase de transformation spatiale. Il n’est pas possible, donc, de créer volontairement des tomasons, on peut seulement ne pas les détruire. Les tomasons sont inutiles. Ils ne servent à personne, le plus souvent on ignore même à quoi ils ont servi. Cette inutilité est une caractéristique essentielle, tout particulièrement dans le contexte contemporain des villes marquées par l’idéologie néolibérale qui supporte mal l’inutile et le non-marchand. En conséquence, rendre utile un tomason revient à le dénaturer. Un tomason qui n’est plus abandonné n’en est plus un. 

Les tomasons faisaient partie d’un système dont les autres éléments ont été détruits. Ils sont donc une trace du passé et signalent tout à la fois le changement et la continuité : ils dénoncent l’illusion de la pérennité de la ville, ils relativisent l’espace urbain parce qu’ils indiquent aussi que le présent lui-même est appelé à n’être plus. Ils disent donc le caractère éphémère de la ville en ouvrant sur un passé qui n’est plus immédiatement compréhensible. Les tomasons sont révolutionnaires. Et ce, en un sens précis : parce qu’inutiles, parce que gratuits, ils remettent en cause l’ordre urbain de la ville capitaliste. Les tomasons sont des équivalents de la pervenche de Rousseau et de la madeleine de Proust parce qu’ils se détachent dans l’espace par leur caractère incongru et qu’ils se détachent aussi de la continuité du temps (puisque l’on ne sait exactement de quand ils datent, on sait seulement qu’ils sont restes du passé). C’est leur caractère inexpliqué qui fait leur valeur. »

Philippe Gervais-Lambony, Le tomason : un concept pour penser autrement les discontinuités et discontiguités de nos vies citadines ?

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